Résumé
Les liens entre villes et quartiers durables font l’objet de nombreux doutes et interrogations aujourd’hui. Il était donc nécessaire de revenir sur le caractère multi-échelle des politiques de développement urbain durable, dont les quartiers durables ne sont qu’un élément, avant d’aborder quelques questions vives liées à l’évolution de l’urbanisme durable. Si les innovations sociales et démocratiques sont délaissées par les pouvoirs publics, la résurgence d’un urbanisme civique -éco-habitat groupé, écoquartiers, villes en transition- est susceptible de renouveler l’appréhension et les pratiques de l’urbanisme durable : un urbanisme sobre, à moindre coût, qui porte une ambition politique pour des villes durables, à l’opposé de l’urbanisme de la croissante verte.
Auteur·e
Maître de conférences à l’Université du Maine, ESO-Le Mans, Cyria Emelianoff est une spécialiste du thème de la ville durable.
Les quartiers durables sont-ils une sorte de village Potemkine, à l’instar du développement durable aujourd’hui selon une belle image de Jacques Theys [1], un décor de carton pâte que l’on déplaçait au cours des visites de Catherine II en Crimée pour cacher la misère des campagnes ? La question est vive, et si la construction des quartiers durables est à l’origine de l’avènement d’un urbanisme durable en Europe, celui-ci n’est pas en mesure d’infléchir à lui seul les trajectoires de développement des villes européennes. Dans quelle mesure un quartier durable [2] contribue-t-il à une stratégie de ville durable ? Nous aborderons la question sous un angle politique, urbanistique et social.
Recontextualiser l’apparition des quartiers durables
La première génération de quartiers durables européens est le fruit d’un contexte particulier : celui de l’expérimentation de politiques de développement durable, au lendemain du Sommet de Rio. Ces quartiers sont situés soit dans les villes coordinatrices de la campagne européenne des villes durables (Hanovre, Malmö, Barcelone), soit dans des collectivités qui revendiquent un leadership précoce en matière d’écologie ou de développement durable (Stockholm, Fribourg-en-Brisgau, Tübingen, Munich, …). Ces opérations se distinguent des formes d’urbanisation écologique antérieures, amorcées dans les années 1970, par leur taille (quelques milliers de logements), par leur caractère multifonctionnel (logements et emplois) et par leur orientation franchement pro-urbaine, cherchant à concilier écologie et densité.
Les villes à l’initiative de ces projets se sont toutes dotées de politiques de resserrement urbain, afin de ne pas urbaniser « les vertes prairies », selon l’expression employée à Tübingen. Elles cherchent souvent à revitaliser des zones en déclin par le choix d’une forme d’urbanisation que l’on imagine irrésistiblement attractive... Ces projets ne sont pas à la source d’un engagement des villes en matière de développement durable (Souami, 2009), à l’exception notoire de Malmö, mais sont déjà le fruit d’une prise de position sur le sujet, qui n’est pas banale à cette époque. L’antériorité de la réflexion sur le développement durable est également établie par Pierre Lefèvre et Michel Sabard à propos des écoquartiers français (2009). Concevoir les quartiers durables comme des poches isolées d’initiatives, ou des vitrines, sans lien avec la durabilité des villes, relève historiquement d’un contresens : ces projets s’inscrivent à l’origine dans des politiques multiscalaires (à plusieurs échelles) de développement durable.
La planification spatiale et le resserrement urbain, les politiques énergétiques et climatiques (plans climat locaux) pèsent fortement sur les choix d’urbanisme. Elles expliquent la polarisation des innovations sur la réduction des émissions de CO2. Le quartier du Kronsberg à Hanovre (6800 habitants) émet par exemple 75% de CO2 en moins qu’un quartier conventionnel neuf, grâce à des microcentrales en cogénération, à l’isolation thermique du bâti et à la production d’électricité éolienne. Celui de Malmö, Bo01 (1900 habitants pour cette première tranche), devait être entièrement alimenté par des énergies renouvelables et fonctionner en autonomie énergétique, mais n’a pas atteint son objectif. A Stockholm, Hammarby Sjöstad (16 000 habitants) voulait démontrer qu’il était possible de diviser par deux la quantité de ressources et d’énergie utilisée pour la construction et le fonctionnement du quartier. A Grenoble, l’écoquartier de la caserne de Bonne a été également conçu en miroir de la politique climatique (premier plan climat adopté en France, en 2005, et premier écoquartier, lauréat du grand prix national Ecoquartier). L’habitat a été la grande priorité du plan climat grenoblois. D’autres opérations ont abordé la question énergétique sous un angle plus spécifique : quartier en circuits courts (Bedzed), quartier solaire (Nieuwland), quartier sans voiture (GWL Terrein ) [3], …
Les quartiers durables sont initialement des « démonstrateurs ». En amont comme en aval, ils sont étroitement liés à des politiques d’agglomération. Après avoir opéré en « vase clos », les municipalités cherchent à étendre, sur les terrains dont elles ont la maîtrise foncière, ces nouveaux principes urbanistiques, dans l’idée de faire de l’urbanisme durable un « mainstream », selon l’expression suédoise (Dalman, Schéele, 2009). La diffusion s’opère en deux temps, en premier lieu en direction de la construction neuve. C’est dans le domaine énergétique qu’elle est la plus apparente, même si cette volonté de démonstration peut porter aussi sur une nouvelle gestion des eaux pluviales, des sols ou de la nature.
Les villes de Fribourg et Hanovre ont tenté ainsi de généraliser les standards énergétiques mis au point dans les quartiers durables par l’imposition de règlementations thermiques locales d’un tiers plus exigeantes que la réglementation allemande. Depuis 2007, les terrains municipaux sont cédés préférentiellement à ceux qui proposent de l’habitat passif [4] . A Grenoble, le Plan Local d’Urbanisme a relayé les ambitions formulées pour l’écoquartier de la caserne de Bonne. L’argument de la compétitivité a été utilisé, comme à Fribourg : en répondant à des standards énergétiques ambitieux, les acteurs du bâtiment prendraient de l’avance sur leurs concurrents, dans un contexte de durcissement des règlementations thermiques (Emelianoff, Stegassy, 2010). En 2007, 85% des immeubles construits à Grenoble ont eu recours à l’isolation par l’extérieur, 67% comportaient des panneaux solaires et 78% des terrasses végétalisées. On peut toutefois s’interroger sur la pérennité de tels résultats, après la rupture de l’alliance politique avec les Verts en 2008.
Dans un second temps, les villes se sont tournées vers la réhabilitation thermique du parc ancien, social ou privé. Il s’agit d’une des orientations marquantes des nouveaux plans climat d’Hanovre (- 40% CO2 entre 2005 et 2020), de Stockholm (- 25% entre 2006 et 2011) ou de Grenoble (- 20% CO2 entre 2005 et 2020), adoptés entre 2008 et 2010. L’ampleur de ces programmes de réhabilitation témoigne d’une articulation serrée entre urbanisme et politiques climatiques. L’agglomération grenobloise vise par exemple la réhabilitation des 60 000 logements les plus énergivores. Une nouvelle taxe foncière a été instaurée pour financer, dans une première tranche de 4 ans, la réhabilitation de 7000 logements.
La critique de l’échelle du quartier pour construire une ville durable témoigne donc d’une certaine méconnaissance du fonctionnement multiscalaire des politiques de développement durable, dans les villes où ces politiques ne constituent pas un simple affichage. Les quartiers durables sont un des pions avancés d’une politique d’urbanisme en proie à une profonde révision et à de nombreuses batailles et négociations internes : les habitudes, les sentiers de dépendance et les lobbies freinent bien entendu les évolutions.
Pourquoi agir à l’échelle d’un quartier ?
Pour les villes qui s’y lancent, il existe somme toute trois bonnes raisons d’agir à l’échelle d’un quartier. En premier lieu, un quartier durable permet d’incarner une politique de développement durable marquée par un déficit de visibilité. Il correspond en quelque sorte à la partie émergée de l’iceberg, puisqu’il est tangible, se fait visiter, photographier, commenter à l’infini… contrairement à un plan climat, un PLU ou un agenda 21. Le quartier confère un visage, une matérialité, des traits singuliers et circonscrits au « développement durable urbain ».
De la mise en visibilité à la recherche d’attractivité, il n’y a qu’un pas… Les quartiers durables ont conféré une renommée internationale aux villes qui les ont portés et ont assumé une prise de risques, non sans profondes déconvenues parfois, comme à Malmö. Pour celles qui emboîtent le pas en prenant un peu moins de risques, construire un écoquartier c’est se doter d’une légitimité politique à bon compte, susciter un intérêt au moins national et une attractivité presque certaine. Séduisant en général la plupart des habitants et des visiteurs, ces opérations répondent à des besoins réels (habitat urbain, qualité environnementale, proximité des services,…) tout en portant souvent une bonne part de rêve, un espoir de réconciliation écologique face à un avenir anxiogène. Cette forte portée symbolique est un élément clé du processus de diffusion de l’urbanisme durable.
Un second enjeu pour les municipalités est de réhabiliter la vie en ville, de proposer une alternative de qualité à l’habitat périurbain, tout en intensifiant ou en revitalisant les agglomérations dans une perspective de compétitivité. Les quartiers durables proposent de nouveaux logements, surfaces de bureaux et commerces accessibles en transports en commun, en réduisant l’emprise spatiale et les coûts d’infrastructures afférents. La localisation sur des friches ou délaissés de tous types, qu’il devient possible d’urbaniser moyennant des précautions écologiques (champ d’épandage de boues au Rieselfeld, champ captant d’eau potable à EVA-Lanxmeer), a donc été privilégiée. Ce resserrement urbain s’impose plus ou moins selon les pays et la nécessité de préserver les terres agricoles. Dès lors, la capacité à mobiliser du foncier est déterminante pour l’éclosion de ces projets. Soit les municipalités mènent des politiques foncières vigoureuses, soit elles sont en capacité de négocier avec les acteurs portuaires, militaires ou ferroviaires pour orienter le redéveloppement des friches (comme en Suisse). Elles doivent aussi être capables de lever des fonds pour la dépollution des sols. Il n’est pas rare que des évènementiels (jeux olympiques, expositions internationales) soient utilisés à cette fin.
Un resserrement urbain est aussi en jeu à l’échelle de la proximité. Le quartier renvoie toujours à un territoire vécu, il est le lieu « des formes et des fonctions urbaines de proximité » que la ville durable, dans son souci de réduire l’empreinte écologique, souhaite réinventer (Da Cunha, 2011). Ces liens de proximité sont fonctionnels (ville à courtes distances), voire sociaux, et se jouent au sein du quartier par la présence d’équipements, de services et commerces, comme avec le reste de la ville, la localisation intra-urbaine donnant un accès rapide aux services urbains.
Un troisième enjeu est bien sûr celui de l’expérimentation. Les quartiers durables représentent une première étape dans la voie d’un urbanisme durable. L’évolution de l’urbanisme passe par la nécessité d’incarner les nouvelles idées, exigences et aspirations dans des opérations urbaines circonscrites, en « modèle réduit », pour leur donner vie et pour les tester. C’est un point de départ probablement incontournable. Pour les villes pionnières, le quartier durable relève à la fois de l’administration de la preuve (un urbanisme durable est possible…) et de l’exploration en terrain inconnu (où cela va-t-il nous mener ?). Les succès comme les échecs permettent des apprentissages et inspirent d’autres villes. C’est par exemple au Vauban (Fribourg) que se construisent les premières maisons au monde à énergie positive, en 2001, et deux ans auparavant, des immeubles passifs, pour la première fois en Allemagne, en autopromotion. Il faut attendre 2008 pour qu’un promoteur construise un premier immeuble passif à Fribourg (Gheziel, 2010). C’est encore à Bo01 (Malmö) et Hammarby Sjöstad (Stockholm) qu’est mis au point le concept d’éco-cycles, qui couple les réseaux techniques de l’énergie, de l’eau et des déchets, pour minimiser les déperditions énergétiques : récupération de la chaleur des eaux usées, du biogaz, valorisation énergétique des déchets.
De nouveaux savoir-faire s’élaborent en matière d’énergie et d’isolation, de gestion des sols, du cycle de l’eau, de traitement de la nature, mais aussi de montages organisationnels, financiers, juridiques. Ces savoir-faire peuvent être ensuite diffusés et exportés : concepts, standards, méthodes, écotechnologies, éco-matériaux, ... Stockholm vend ainsi son expertise sur les éco-cycles en Chine. En revanche, systématiser ces approches sur le territoire même des villes, pour déployer une éco-conditionnalité forte, est difficile : le bras de fer avec les promoteurs n’est pas souvent à l’avantage des municipalités (Souami, 2009), sauf lorsqu’elles montrent une volonté politique à toute épreuve, comme Hanovre, ce qui est dû au poids des Verts dans l’équipe municipale. Signalons enfin que des expérimentations sociales peuvent se diffuser à partir de ces quartiers source, comme la propagation des « Baugruppen » en Allemagne, très implantés à Fribourg et Tübingen (Gheziel, 2010).
Une diffusion tous azimuts
Cette première génération de quartiers durables a ouvert la voie à des réalisations qui s’en inspirent plus ou moins, que l’on peut classer selon deux facteurs clivant : le degré d’ambition en matière de durabilité, et la nature du portage des opérations, public, privé, ou associatif, qui influe fortement sur leur contenu. Les initiatives des pouvoirs publics et des groupes d’habitants ont jusqu’ici dominé. Elles ont libéré des envies d’habiter autrement. Une demande sociale d’écoquartiers grandit en effet au cours des années 2000 : leur médiatisation, les visites, les reportages et les images des magazines professionnels ou grand public, où l’on redécouvre aussi des opérations plus anciennes, renouvellent l’imaginaire urbain. Que ce soit du côté des professionnels de l’urbanisme, des élus ou d’habitants informés, un imaginaire environnemental urbain se propage rapidement à partir des premières réalisations. En France, avec le coup de pouce du concours Ecoquartiers lancé par le ministère de l’écologie en 2009, les projets d’écoquartiers se chiffrent par centaines.
Cette diffusion est déjà un élément clé de la stratégie des tous premiers quartiers durables, réalisés dans le cadre d’expositions internationales. Le Kronsberg, à Hanovre, est ainsi un des grands projets de l’exposition universelle de l’an 2000. Il a l’ambition d’ouvrir de nouvelles voies urbanistiques. L’opération est observée à la loupe par les bailleurs de fonds, les innombrables délégations de visiteurs, pendant et après l’exposition. Les solutions et méthodes mises en œuvre doivent être transférables… Elles ont été précisément explicitées dans deux ouvrages bilingues, publiés avec le concours de la commission européenne (DG Energie et transports). La municipalité, gouvernée par une coalition entre les socio-démocrates et les Verts, a réussi à imposer des obligations de résultats aux promoteurs. Au final, l’opération est très convaincante. Avec l’appui du programme Altener, un réseau européen s’est constitué dans la première moitié des années 2000 pour faire connaître cette expérience, organiser des visites et mobiliser les collectivités sur la construction de quartiers durables, dans le cadre du projet SIBART : Seeing is Believing As a Replication Tool… Le Kronsberg incarne aussi les préceptes d’urbanisme durable consignés dans le guide du Conseil Européen des Urbanistes, qu’il a contribué à nourrir [5] .
A Malmö, le quartier Bo01, installé sur le site des anciens chantiers navals, fit également l’objet de nombreuses visites internationales et publications bilingues. Il a été réalisé dans le cadre de l’exposition « City of Tomorrow », salon européen de l’habitat tenu durant l’été 2001, grâce à l’appui du gouvernement suédois qui souhaitait redynamiser une ville en profonde crise industrielle. La municipalité apprendra à ses dépens que les comportements des promoteurs et des habitants peuvent contrecarrer les meilleures écotechnologies et la recherche de durabilité sociale. Les investisseurs ont en effet joué la carte du grand standing et ont fait sérieusement déraper les coûts du logement, tout en n’étant pas très regardants sur les ponts thermiques. Les habitants très aisés venus s’installer à Bo01 sont tout aussi peu regardants sur leurs consommations. Cette première tranche bâtie, ségrégative, n’est plus considérée comme un quartier durable par la ville de Malmö, qui tente de rééquilibrer les profils sociaux pour les autres tranches du redéveloppement de la zone portuaire.
Ces deux quartiers pilote ont néanmoins contribué à ouvrir l’urbanisme à des préoccupations nouvelles. Le fait d’être portés par des métropoles plutôt industrielles leur a donné une autre légitimité que ceux construits parallèlement à Fribourg, ville verte et universitaire.
Le renouvellement de l’imaginaire urbain est dû également à des initiatives civiques et des mises en réseau associatives. Depuis les années 1990, et 2000 en France, des groupes d’habitants se constituent, cherchent un terrain pour bâtir un îlot écologique et sont éventuellement accompagnés par une municipalité pour mener à bien leur projet. Des initiatives existent dans toutes les métropoles françaises. Inspirés au départ par le mouvement des écovillages [6] et de l’habitat groupé (Bonnin, 1983), ces activistes transposent en milieu urbain une certaine conception de la communauté de vie et du rapport à l’environnement immédiat. Les trois piliers de la durabilité sont pour eux la responsabilité écologique, les pratiques coopératives et décisions collégiales, et une quête de développement personnel. Les réalisations qui en sont issues connaissent un rayonnement souvent international, à l’instar du quartier Vauban à Fribourg, d’EVA-Lanxmeer à Culemborg, ou de Hjortshoj, en périphérie d’Aarhus. De nombreux réseaux associatifs ont relayé les innovations sociales et démocratiques en jeu dans ces quartiers.
En dernier lieu, les promoteurs privés participent à leur tour de la diffusion de nouveaux référentiels urbanistiques. Leur influence est évidemment plus grande en milieu anglo-saxon. Le petit quartier de Bedzed (244 habitants) construit dans la banlieue londonienne, propose par exemple une unité d’habitation écologique, de type modulor, et une façon de relier écologiquement ces unités. Impulsé par un promoteur « écolo », ce type d’opération s’exporte jusqu’en Chine. Dans ce sillage, d’autres promoteurs se sont aventurés en Europe sur le même terrain, en cherchant une labellisation de leurs opérations par des associations environnementalistes telles que le WWF [7]. Troisième étape : au cours des années 2000, les promoteurs s’émancipent de toute affiliation écologiste. En France, Bouygues et Eiffage en particulier sont devenus force de proposition pour la réalisation de quartiers durables : Andromède à Blagnac, dans l’agglomération toulousaine, Berge du Lac à Bordeaux, ou Phosphore 2 à Marseille, à l’état de proposition prospective, par exemple.
Pour ces acteurs, la tentation de la normalisation est forte. Au niveau national, ces grands groupes opèrent un lobbying pour l’adoption de certifications et labels, permettant de distinguer leurs produits sur le marché de la construction. Une commission nationale AFNOR a été mise en place en avril 2011 pour élaborer un label écoquartier. Cette initiative prend à contrepied le caractère très contextuel de l’urbanisme durable, qui défend une adaptation au cas par cas des solutions pour urbaniser un site dans le respect des milieux, des ressources, besoins et potentiels locaux, et des possibilités d’organisation de circuits courts. La diffusion par le marché de ses propres modèles d’urbanisme durable est donc largement engagée. Le quartier durable devient un produit de catalogue et d’offre concurrentielle.
Quelle accessibilité sociale ?
Ces quartiers, dès lors, sont-ils réservés aux groupes qui ont un capital culturel suffisant pour s’organiser, aux classes moyennes et relativement aisées que les pouvoirs publics veulent retenir en milieu urbain, ou encore à ceux qui peuvent payer le prix d’un cadre écologique, cible des promoteurs privés ? Il est clair que la dénomination de quartier durable est abusive lorsque ces quartiers deviennent socialement inaccessibles. Ce cas de figure est aujourd’hui minoritaire en Europe mais pourrait ne pas l’être à l’avenir, puisque les acteurs privés rivalisent d’ingéniosité pour inventer les nouveaux marchés de la ville durable : bâtiments intelligents et smart grids, coaching carbone, parcs partagés de voitures électriques, tours empilant des jardins suspendus, etc.
Le fait que l’habitat écologique devienne un nouveau mainstream n’écarte pas le risque d’une captation par les classes moyennes supérieures de ce nouvel urbanisme (Theys, Emelianoff, 2001), populations qui pourraient se distinguer par ce choix d’habitat ou de villégiature, à l’instar de la jet-set (Baron, 2011). La réalité sociale du tournant urbanistique est aujourd’hui plus complexe : parsemée d’expériences « low tech » (Gauzin-Müller, 2001), voire de quartiers ayant connu une paupérisation (le Kronsberg) et d’autres qui se sont gentrifiés, elle est encore constituée essentiellement d’opérations qui panachent habitat social et habitat en accession dont les prix peuvent flamber. Mis à part les quartiers suédois qui répercutent des choix nationaux (arrêt de la construction de logements publics), les quartiers durables présentent une certaine mixité sociale. Les pouvoirs publics allemands, néerlandais ou français sont directifs, en imposant des quotas d’environ 30% de logements sociaux et une diversification de l’offre : habitat social en locatif et en accession, accession privée, coopératives de construction, groupes d’habitants-promoteurs en Allemagne. On retrouve aussi ces montages dans d’autres contextes, en Finlande ou au Royaume-Uni. Cependant et sans surprise, la mixité sociale est difficile à maintenir dans le temps.
Ces quartiers sont victimes de leur attractivité, qui peut les rendre rapidement ségrégatifs si les pouvoirs publics ne gardent pas la main sur une partie du stock de logements. L’encadrement des prix de sortie constitue une autre mesure pour enrayer initialement les logiques spéculatives. La ville de Grenoble a ainsi imposé pour la caserne de Bonne à la fois une proportion de 40% d’habitat social, et des marges de profit réduites de moitié pour les promoteurs sur 50% des logements en accession, en cédant le foncier à taux préférentiel. Si les prix au m2 sont conformes aux prix alentours, le confort spatial, les balcons et terrasses, renchérissent cependant les coûts. A nombre de pièces identique, les logements de la caserne de Bonne ou ceux d’Hammarby à Stockholm sont inaccessibles pour des tranches de revenus moyens.
Une autre critique vient du fait que les pouvoirs publics notamment nationaux (agences de type ANRU) n’ont pas appuyé une réhabilitation écologique plus large des quartiers d’habitat social. Il est pourtant impossible d’ignorer aujourd’hui que l’écologie est un levier puissant de déstigmatisation. La réhabilitation d’un grand ensemble à Malmö (Augustenborg) l’a amplement montré au début des années 2000. Et la circulation des expériences, nous l’avons vu, est rapide. Subventionner des quartiers à forte qualité de vie en laissant s’enliser des territoires à basse qualité environnementale est sans doute la critique la plus consistante qui puisse être faite aux politiques d’urbanisme durable. Sans prendre à bras le corps la question de l’accessibilité sociale de l’habitat écologique, l’urbanisme durable produira avant tout de nouveaux marchés pour des populations solvables et très solvables. Ce pourquoi cet urbanisme attire non sans raison les foudres de la critique sociale d’inspiration marxiste.
Le renouveau de l’urbanisme civique : une issue ?
L’essor des initiatives civiques qui s’emparent de l’habitat durable ne fait plus de doute : éco-habitat groupé, écoquartiers habitants, dans le neuf ou la réhabilitation, mouvement des « villes en transition » (Hopkins, 2010), ... Ces expériences mettent en jeu des innovations sociales et démocratiques qui font défaut aux pratiques institutionnelles de l’urbanisme durable. Elles montrent en second lieu que la construction et l’aménagement durables peuvent être réalisés à moindre coût : elles offrent donc un potentiel pour un éventuel changement d’échelle. Les préoccupations qui les animent concernent notamment la sobriété et la décroissance, les circuits courts, le développement des pratiques de coopération, le partage à travers la mutualisation de biens et d’espaces, la mixité intergénérationnelle, la démocratie directe. Les éco-îlots ou écoquartiers conçus par des habitants posent un autre regard sur le vivre ensemble : vivre mieux, avec moins, à partir du milieu, en s’entraidant.
Pour l’illustrer rapidement, le petit quartier d’Hjortshoj (200 habitants), à la périphérie d’Aarhus, deuxième ville danoise, éclaire ce que peut signifier un urbanisme « sobre ». La construction de cet écoquartier a mis en jeu des choix de sobriété à trois niveaux : le logement, la mutualisation d’équipements et d’espaces venant alléger les budgets des ménages, et l’autoproduction agricole. L’autopromotion, l’auto-construction partielle, les matériaux locaux (terre crue), les achats groupés (isolants, panneaux solaires, peintures, …) ont d’abord fait baisser les coûts du logement. Ensuite, les maisons de quartier et les équipements communs (buanderies, préaux de séchage, chambres d’hôte, salles collectives, ateliers, véhicules en auto-partage, chaufferie bois) diminuent les besoins d’équipement individuel ainsi que la taille des logements. Enfin, le maraîchage, les vergers, le poulailler garantissent un approvisionnement en produits frais à très bon compte. Les économies sont à la fois financières et matérielles, réduisant l’empreinte écologique de la vie quotidienne pour l’habitat, la mobilité et l’alimentation.
Le quartier d’EVA-Lanxmeer (800 habitants), à Culemborg, non loin d’Utrecht, montre de son côté qu’un projet associatif ayant conduit à définir le plan d’urbanisme du quartier en collaboration avec un bailleur social, peut conduire à des résultats surprenants : ici, l’urbanisation d’un champ captant d’eau potable, dans le respect de la qualité de l’eau qui alimente toujours la ville, captée à 60 mètres de profondeur, des cycles hydrologiques et des paysages. Les habitants doivent apporter un soin particulier à l’égard de la ressource en eau, en bannissant certaines pratiques comme la circulation routière à l’intérieur du quartier, les lavages dans les espaces extérieurs ou l’emploi de détergents. La réalisation de ce quartier ouvre véritablement une troisième voie entre artificialisation et conservation des espaces naturels. Cette démarche ne s’est pas revendiquée d’une éco-ingénierie, mais de la permaculture [8].
Bien d’autres initiatives témoignent d’une saisie « habitante » de l’urbanisme durable (Blanc, Emelianoff, 2008). Ces innovations sociales effraient, il faut bien le dire, les acteurs publics et privés, sauf à dose infinitésimale, en portant des revendications sur l’habitat à moindre coût, la gestion en bien commun de l’espace public, la codécision, la démocratie directe. Elles mettent en jeu une réappropriation individuelle et collective d’une puissance d’action et de transformation écologiques, et témoignent de l’émergence de modes de vie urbains écologiques.
Dans une optique prospective, ce type d’initiative pourrait renouveler les référentiels et les pratiques de l’urbanisme durable, en les réorientant vers un urbanisme plus sobre, loin des grandes signatures architecturales et du dérapage des coûts qui caractérisent nombre d’écoquartiers métropolitains. Elle exprime aussi une demande de cadre de vie écologique qui préfigure un droit à la ville durable, dans une perspective de justice environnementale.
Conclusion
Les liens entre quartiers et villes durables sont plus nombreux et complexes qu’un jugement hâtif ne pourrait le laisser penser. A l’origine, les quartiers durables européens s’insèrent dans des politiques de développement durable multiscalaires, qui articulent planification spatiale, politique énergétique et climatique, et politique de l’habitat. L’écho important rencontré par ces premières opérations a enclenché un processus de diffusion rapide de l’urbanisme durable, affecté par l’emprise croissante du marché. A l’heure actuelle, les questions de son accessibilité sociale, d’une technicisation des pratiques et innovations, et enfin de son efficacité environnementale, lorsqu’on connaît la puissance des effets rebond pour les consommations de ressources, se posent avec acuité.
Au vu de ces évolutions, nous nous demandons si l’ingérence habitante dans l’urbanisme durable n’est pas la condition sine qua non d’une ambition politique pour la ville durable, le seul levier de changement structurant dans les pratiques de l’urbanisme. La résurgence d’un urbanisme civique pourrait-elle enrayer la réduction de la durabilité à une question environnementale en grande partie vidée de ses dimensions culturelles, sociales, identitaires, esthétiques et politiques ? L’urbanisme du soin et de la sobriété dont nous avons repéré quelques traces pourrait-il tenir tête à l’urbanisme de la croissance verte, vecteur d’exclusions et d’externalités multiples ? Si l’écologie est en effet un fuel pour la croissance, il est peu probable que les contradictions environnementales (effets rebond) et sociales de l’urbanisme durable puissent être dénouées.
Nom du quartier | Ville | Date de lancement | Nombre d’habitants | Spécificités |
---|---|---|---|---|
Kronsberg | Hanovre | Facteur 4 pour les émissions de CO2. Quartier à profil social | ||
Bo01 | Malmö | Autonomie énergétique non atteinte. Quartier de standing. | ||
Hammarby Sjöstad |
Stockholm | Facteur 2 pour les ressources naturelles (-30 à 40% atteints). Quartier de classes moyennes supérieures. | ||
Hjortshoj | Aarhus | Eco-habitat groupé, association d’un bailleur social. | ||
EVA- Lanxmeer |
Culemborg | Initiative associative, plan d’urbanisme élaboré avec un bailleur social. | ||
Caserne de Bonne |
Grenoble | Premier écoquartier français. |
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Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] « Un regard subjectif sur quarante ans de Ministère de l’Environnement (1971-2011) - et une prospective à 2051 » Mission Prospective du commissariat général au développement durable, MEDDTL, 27 avril 2011.
[2] Le terme quartier durable correspond au vocable anglo-saxon « sustainable neighbourhood » ou parfois « sustainable district », tandis que celui d’écoquartier est plus usité en France. Ces termes sont interchangeables dans l’esprit des acteurs.
[3] GWL est le nom de la compagnie de l’eau dont l’usine occupait le site.
[4] Dont la consommation pour le chauffage et l’eau chaude ne dépasse pas 15 kWh/m2/an.
[5] Try it this way. Le développement durable au niveau local, 2003, Guide du Conseil Européen des Urbanistes.
[8] La permaculture veut rendre le paysage « comestible », en s’appuyant sur les plantes alimentaires qui y vivent déjà et en semant des espèces compatibles avec l’écosystème existant, du génie du lieu, de l’architecture organique : un ensemble d’idées fortes qui respectent les préexistences.
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