Résumé
Plusieurs lois ont été passées au tournant des années 2020 en matière de sobriété numérique : de quoi est-il question ? Qu’est-ce que le numérique, du reste ? Cet article replace les enjeux dans leur contexte et montre combien il est temps de prendre conscience de la dynamique catastrophique du numérique, en matière écologique. Outre les enjeux quantitatifs, il éclaire le contexte législatif et le jeu d’acteurs, et pose la question de la gouvernance des modes de vie.
Auteur·e
Fabrice Flipo est professeur, enseignant à Institut Mines-Télécom BS et chercheur au LCSP (Université de Paris-Cité). Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les enjeux de l’Anthropocène [mot à la mode !!] au regard de l’émancipation, et suit également de près les enjeux écologiques du numérique.
Il a notamment publié Le développement durable et ses critiques (Bréal, 2022) et L’impératif de la sobriété numérique (Matériologiques, 2020).
Qu’est-ce que le numérique ? Le digital ? Les deux termes sont synonymes et alternatifs de longue date [1] , « digit » renvoyant aux doigts de la main, comme à une différence nettement marquée : le doigt est levé ou baissé. C’est ce qui distingue l’analogique du numérique [2] . Les techniques dites « numériques » reposent sur la production de signaux contrastés (« 0 » ou « 1 »), tandis que les « analogiques » jouent sur des variations continues (de 0 à 1). Qu’elles soient analogiques ou numériques toutefois les techniques évoquées sont motorisées, c’est-à-dire alimentées en énergie. Le numérique s’invente à partir de l’électromécanique, à l’instar des ordinateurs succédant aux machines à écrire électriques, ou des machines remplaçant les rotatives dans l’impression des journaux [3]. Les machines numériques produisent, transmettent et utilisent de l’information. Elles reposent sur une architecture dite « de Von Neumann » : un « processeur » qui exécute des instructions contenues dans un « programme » déposé dans une « mémoire », qui accueille ensuite les résultats ainsi produits. Le composant clé est le semi-conducteur à base de silicium.
Toujours d’après Wiener, le numérique permet principalement deux fonctions : l’information et la commande [4]. Au sens le plus général, « l’information » désigne la variation d’un état – un rouge qui passe au vert, par exemple. Au sens plus étroit l’information désigne la base technique des systèmes de communication humains. Par extension, le numérique désigne les réseaux sociaux, les systèmes d’information dans les organisations, la presse numérique et tous les espaces publics, qu’ils soient privés ou publics et quelque taille que ce soit. Il est donc rapproché de la « révolution Gutenberg » c’est-à-dire de la presse à imprimer mécanique ; ultérieurement, de ce qu’Habermas a appelé l’émergence de « l’espace public » bourgeois [5] , qui prend place avec l’imprimerie industrielle et les grands tirages. Elizabeth Eisenstein en a retracé la genèse [6], inspirée par McLuhan [7] (lui-même par Innis [8] ). La commande désigne quant à elle l’exécution d’un ordre, au sens général. Au sens plus étroit, elle recouvre le domaine de l’automatique, et des automatismes, dont les algorithmes sont un exemple parmi d’autres : une succession d’instructions ayant pour finalité d’obtenir un résultat. Plus généralement, la commande renvoie à la logistique, raison pour laquelle l’activité d’une large partie des géants du numérique consiste à coordonner plus ou moins automatiquement la trajectoire logistique de « paquets ». Pour Amazon ces paquets sont des colis, alors que pour Uber ce sont des taxis. Internet incarne ce caractère ambidextre du numérique, à la fois information et commande, puisque Leonard Kleinrock, son inventeur (1961), s’était inspiré de la logistique pour proposer une nouvelle circulation de l’information, « par paquets » [9] .
Le numérique est une technique « de rupture » et « générique », de là son caractère « pervasif » [10] . Qu’est-ce à dire ? Dans un esprit schumpétérien, que c’est une technique ayant des usages possibles extrêmement étendus, et dont l’adoption enclenche des changements importants dans de nombreux domaines ou secteurs, tant sur le plan organisationnel (industries et organisations) que des modes de vie. De là cette « numérisation » généralisée de toutes les activités à laquelle nous assistons : horlogerie, transport, habillement, bâtiment, techniques de gouvernement, médecine etc. Ce potentiel n’est pas resté inaperçu des investisseurs et l’extension du numérique bénéficie du soutien soutenu d’énormes capitaux. L’exemple de Tesla est souvent cité : cette entreprise jouit d’une capitalisation en bourse supérieure à celle de tous les autres constructeurs automobiles réunis [11]. La perception de l’équipementier Cisco est représentative : « virtuellement dans tous les secteurs du monde des affaires, il y a une demande accrue de logiciels nouveaux ou mis à jour qui améliorent la productivité du travail ou l’expérience du consommateur » [12] . Dans ce contexte, la 5G est attendue comme le Messie pour faire passer une telle « demande ». Les gouvernements soutiennent également, ainsi le plan France 2030 d’Emmanuel Macron (2022). Dans ce déploiement, la complémentarité entre information et commande est centrale, comme en témoigne cette observation de Pascal Lamy, ancien directeur de l’OMC, qui estime que la mondialisation repose principalement sur deux techniques : Internet et le conteneur [13].
Le numérique recouvre donc le secteur numérique et ce qu’il permet, c’est-à-dire la manière dont l’économie et les modes de vie se transforment sous l’effet de l’usage du numérique, y compris dans les pays en développement (agriculture, tourisme et transport). Suivant les définitions, l’économie digitale représente 5 à 15 % du PIB mondial ; si l’on étend la définition du e-commerce jusqu’à l’usage de moyens dématérialisés de paiement alors sa part est de 36 % du PIB mondial : 29 000 milliards de $ [14] . Pour le cabinet Arthur D. Little, « l’économie numérique est portée par des tendances fortes », notamment les « lois du numérique » : doublement de la puissance tous les 24 mois (« Loi de Moore »), doublement du débit moyen tous les 21 mois (« loi de Nielsen »), doublement de la capacité de stockage tous les 18 mois (« loi de Kryder ») [15] . En conséquence la consommation de données des Français, dont il est présumé qu’elle est volontaire et éclairée, est toujours plus massive : entre 2009 et 2020, l’iPhone développe 25 fois plus de puissance de calcul, 16 fois plus de stockage, 34 fois plus de débit mobile, 368 fois plus de données consommées chaque mois. Le cabinet anticipe, pour l’iPhone modèle 2030, 45 fois plus de puissance de calcul, 160 fois plus de stockage, 78 fois plus de débit et de données consommées. On comprend que la nouvelle loi sur l’audiovisuel s’inquiète d’augmenter les capacités de débit [16] . Les « cas d’usage » sont « multiples », et autant de promesses de progrès et de sources de profit : industrie 4.0 (lunettes connectées, exosquelettes, machines autonomes, robots intelligents etc.), villes « intelligentes », médecine augmentée (chirurgie à distance, médecine prédictive, hospitalisation à domicile), communication augmentée (formation augmentée à distance, drones, 5G), agriculture 4.0 (tracteurs autonomes, « solutions prédictives ») et protection de l’environnement (« maitrise de la consommation des ressources », « systèmes intelligents de production de l’énergie », « drones de nettoyage des océans », prévention des incendies par des drones). Le modèle implicite est Zara : la moindre variation de stocks, consécutive à la moindre vente dans le moindre magasin, fut-il à l’autre bout de la Terre, est connue de la maison-mère qui ajuste la production en fonction [17].
Sous l’angle matériel, « le numérique » se présente en premier lieu comme un secteur, produisant une infrastructure, ainsi qu’une infostructure. L’infrastructure est constituée principalement de terminaux, de réseaux et de centres de calcul (dont les fameux datacenters). Les terminaux sont variés, des ordinateurs aux tablettes en passant par les smartphones. Comme leur nom l’indique, c’est l’endroit d’où partent et ou arrivent les informations et les commandes. Les réseaux sont moins variés, reposant sur le cuivre et la fibre optique. Les centres de calcul sont de grandes machines de Von Neumann, composées de l’agencement de milliers de petites. Les plus puissantes font mille milliards de milliards d’opérations par seconde [18] . Alimentés par ces quantités massives d’opérations, les réseaux voient transiter à leur tour des milliers de milliards de « bits » [19] . Cisco anticipe un triplement du trafic mondial entre 2017 et 2022, passant de 1,5 ZB en 2017 à 5 ZB en 2022 [20] soit +26 %/an [21]. Les chiffres sont tellement énormes qu’ils épuisent les unités de compte du système international, qui ne prévoit que le « yotta » après le préfixe « zeta » [22] . L’infostructure quant à elle se présente sous la forme des algorithmes, qui servent les buts les plus divers : recherches sur internet, agrégation de données de transport ou médicales, simples enregistrements ou encore simulations de changement climatique.
Quelles sont les implications écologiques du numérique ? La question doit être séparée en deux : le secteur numérique d’un côté et ce que le numérique permet dans les autres secteurs.
Dans le cas du numérique comme tel, les implications sont de trois ordres, en suivant les repères proposés par la réglementation européenne que nous évoquerons plus loin : les matériaux utilisés, dont les toxiques, et l’énergie consommée.
- Les matériaux sont extrêmement divers puisqu’un smartphone récent contient de l’ordre de 78 éléments physiques distincts. Les plus notables en quantité sont des métaux courants tels que l’aluminium et l’acier, le plastique, et le verre. Les plus importantes en termes de rareté relative sont les fameuses « terres rares » (yttrium, europium, terbium etc.), le germanium, le cobalt ou encore le lithium. Le numérique au sens large (y compris les réseaux) consomme 6 % du cuivre extrait à l’échelle mondiale, 35 % de l’étain, 90 % du gallium, 60 % du tantale, 35 % du cobalt pour ne donner que ces éléments-là. L’activité alimente en partie des conflits et des guerres. En sortie de cycle, moins de la moitié des déchets est collectée, dont 80 % part en recyclage matière et 2 % en réutilisation [23] . Le recyclage matière, à l’instar du robot Daisy d’Apple, ne récupère que les métaux les plus courants : cuivre, aluminium ou acier. Une part indéterminée mais relativement élevée (10, 20% ?) est exportée de manière illégale, vers des « havres de pollution » tels que l’Afrique [24].
- Les toxiques qui étaient assez fortement présents au début des années 2000 (cadmium, plomb, chrome 6) ont presque disparu, à l’exception des retardateurs de flamme et du plastique.
- En 2020, la consommation d’énergie liée au numérique s’élève à près de 5 % de l’énergie consommée dans le monde et 4 % des émissions de GES [25], avec une croissance phénoménale de 8 % par an. C’est le secteur dont les émissions progressent le plus vite. Elles ont dépassé celles du transport aérien et pourraient atteindre 6 à 10 % des émissions mondiales d’ici 2040, si la trajectoire reste inchangée. La propension à émettre des GES dépend du mix énergétique.
- Quand on entre dans le détail, l’étape de fabrication apparaît élevée. Elle d’autant plus élevée, en proportion du total, que l’appareil consomme peu et que le cycle de vie est court à savoir que l’appareil est vite remplacé. C’est ainsi que la part de l’énergie dépensée à la fabrication atteint 90 % dans le cas du smartphone, contre moins de 50 % dans le cas d’une télévision [26].
- En termes de répartition par poste de fonctionnement, en usage, les terminaux, les réseaux et les centres de données représentent approximativement trois tiers [27] .
Dans le cas de ce que le numérique permet, peu d’études existent du fait de la difficulté à identifier ce qui revient réellement au numérique de ce qui tiendrait à d’autres causes. Cela rejoint le problème plus général, identifié de longue date, de mesure de la contribution du numérique à la productivité. Ce problème a une date de naissance : le célèbre article du prix Nobel Robert Solow, qui s’interrogeait sur la présence des ordinateurs dans toutes les entreprises, et leur absence dans les statistiques de la productivité [28] . Le problème est complexe mais le consensus qui prévaut est que la numérisation constitue une troisième révolution industrielle et à ce titre génère des gains de productivité [29] . Un article récent montre que l’effet du numérique sur la croissance a des conséquences négatives sur son bilan écologique [30].
Comment ces implications écologiques sont-elles prises en charge par les sociétés ? Elles ont d’abord été ignorées, voire déniées [31]. Le numérique était perçu comme « immatériel », principalement pour trois raisons, à notre sens :
- Les micro-ordinateurs consommaient très peu en apparence, à la différence des premiers ordinateurs ;
- Le numérique était perçu comme un service que l’économie considère comme « immatériel » ; c’est juste mais à l’instar du service rendu par le transport aérien, ces services ne sont pas possibles sans une infrastructure qui, elle, n’est pas immatérielle.
- Le numérique offrait l’accès à un univers « virtuel » se caractérisant précisément par sa dimension immatérielle.
La mise à l’agenda des implications écologiques du numérique nous paraît pouvoir être caractérisée de la manière suivante.
- Le Parlement européen est le premier à se saisir de la question des déchets électroniques, à la fin des années 1990, ce qui débouche sur la Directive sur Déchets d’Équipements Électriques et Électroniques (DEEE 2002/95/CE). Des ONG telles que Basel Action Network ou Silicon Valley Toxic Coalition pointent quant à elles les effets délétères de la dispersion de ces déchets dans l’environnement, ainsi que leur caractère fortement sélectif sur le plan social : ils finissent souvent dans les habitats pauvres, qui cherchent même à survivre en extrayant les métaux précieux par des moyens très dommageables pour leur santé autant que pour l’environnement. La Convention de Bâle a été saisie, dans la mesure où elle régule et généralement interdit l’exportation de déchets toxiques.
- Le contenu en toxiques a été saisi dans le cadre de la Directive RoHS (Restriction of Hazardous Substances 2002/95/CE) chargée de cette mission pour l’ensemble des activités sur le continent européen, ce qui a conduit à supprimer peu à peu la plupart des substances polluantes.
- L’enjeu de la consommation énergétique est tombé sous la coupe de directive EuP (Energy using Products 2005/32/CE) devenue Ecodesign (2012/19/UE), qui intègre le numérique parmi de nombreux autres produits consommant de l’énergie. Elle cherche à généraliser les meilleures pratiques ou techniques, ainsi l’interdiction des chargeurs les moins efficaces. Aux États-Unis Greenpeace a largement contribué à pousser les GAFAM vers les énergies renouvelables. En 2007 la première alerte d’ampleur a été donnée par le consultant spécialisé Gartner, qui estima les émissions du numérique à 2 % du total mondial, « autant que l’aviation ». Le chiffre et la comparaison provoqua l’émoi du secteur, sans aller vraiment au-delà. L’enquête que nous avons menée à cette époque montre que le grand public ne perçoit pas l’enjeu énergétique du numérique, pas plus que les autorités [32]. Ce n’est qu’à partir de 2018, sous l’impulsion notamment d’un rapport du Shift Project, que le sujet est un peu plus pris au sérieux. Le numérique représente alors le double des émissions de 2007 : entre 3 et 4 % des émissions de GES globales.
Face à ces mises en cause, l’industrie a mis en avant la contribution du numérique à « l’écologisation » des autres secteurs, promettant des réductions allant de 5 à 7 fois l’empreinte écologique du numérique [33].
Au niveau français, ces dynamiques se traduisent par une Feuille de route du Conseil National du Numérique sur « l’environnement et le numérique » (2020) [34] , à laquelle l’auteur de ces lignes a contribué, ainsi qu’un rapport d’information du sénat (2020) [35] . En 2021 est votée la loi visant à Réduire l’empreinte environnementale du numérique (dite REEN) [36] , et la loi Anti-Gaspillage pour une économie circulaire (dite AGEC) [37]. Et le 14 novembre 2022, le gouvernement en la personne du ministre Jean-Noël Barrot inaugure un « Haut comité pour un numérique écoresponsable », qui vient en compléter globalement les autres dispositifs.
Ces dispositifs sont conçus pour devenir le volet « numérique » de la « Transition écologique », et en particulier de la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC) [38] qui ambitionne d’atteindre la neutralité carbone (zéro émission net) d’ici 2050. Quatre moyens sont mis en avant : la décarbonation totale de la production d’énergie ; la réduction de la consommation totale d’énergie d’environ 40 % ; la diminution des émissions non liées à l’énergie (donc principalement celles issues de l’agriculture) et l’augmentation des « puits de carbone ». A nouveau l’ensemble s’inscrit dans les directives européennes rassemblées sous le concept de « Green deal » ou « Pacte vert » [39] .
De quoi est-il question sur le fond ? Suivant l’argumentaire proposé, un constat est fait que la fabrication représente 70 % de l’empreinte carbone du numérique, le reste étant absorbé par « les usages » du matériel, à savoir les « services numériques ». La loi REEN répond donc en favorisant l’allongement de la durée de vie des terminaux, les usages écologiquement vertueux et notamment l’écoconception des services numériques ; en réduisant la consommation d’énergie des centres et de données et exigeant des collectivités territoriales de mettre en place une « stratégie numérique responsable ». Le Haut comité a commencé ses travaux en formant cinq groupes de travail, portant respectivement et dans l’ordre sur les terminaux, les centres de données, la sobriété et les usages, la contribution du numérique à la dé-carbonation des autres secteurs et les réseaux. Le tout entend compléter la SNBC sur le volet « numérique ».
Faut-il pour autant parler de « sobriété » ? Rien n’est moins sûr. Rappelons que le concept dérive de ce qu’Aristote appelle la sophrosunè, traduit en latin par sobrietas et en français par « prudence », « tempérance » ou « juste mesure ». Dans l’Ethique à Nicomaque Aristote donne quelques exemples tirés de son époque : excès ou défaut de sport (le soldat qui meurt en revenant de Marathon car il a trop couru), de nourriture et autres. La modération règle le comportement ; en son absence ne règne que le dérèglement [40] . En ce sens elle est la vertu des vertus. Dans Les politiques il met en rapport les vertus avec les régimes politiques [41] ; et la vertu du gouvernant, c’est la prudence ou tempérance. Le philosophe Thomas Princen réactualise son analyse en étendant le concept de sobriété (sufficiency) à des enjeux contemporains [42] : un excès de prélèvement sur les écosystèmes les dégrade, un défaut nous prive de leurs bénéfices ; un excès de voitures ralentit, un défaut également.
Remarquons dans ces différents exemples que ce qui est central est le rapport des usages au Tout de la cité ou, dans une analyse réactualisée, de l’écosystème. Ce qui fait la sobriété, c’est la qualité du rapport à soi, certes, mais également en ce qu’il engage le rapport à autrui, notamment sous la forme de la loi, et plus largement au monde que nous habitons. Est-ce bien le cas dans les textes de loi évoqués ?
Dans le cas du numérique, trois repères balisent le débat, comme en témoigne la Feuille de Route du Conseil National du Numérique sur l’environnement et le Numérique [43] : le « Green IT », le « IT for green » et la sobriété. Le premier thème recouvre le thème de « l’efficacité » : à usages donnés, choisir les techniques qui permettent de réduire l’empreinte écologique du numérique. Par exemple, différentes techniques sont possibles pour échanger en visio : logiciels, machines, infrastructures. L’empreinte écologique sera plus ou moins élevée, pour le même service rendu. Rendre le numérique plus « efficace » écologiquement, c’est choisir les solutions les moins consommatrices. Le second thème aborde l’intérêt du numérique pour réduire l’empreinte écologique des autres secteurs, là aussi pour un usage donné. Par exemple se réunir en visio est moins consommateur que prendre l’avion, si les participants sont distants de plusieurs milliers de kilomètres. La sobriété pose la question de l’usage lui-même ; soit, dans le cas évoqué : avons-nous réellement besoin de nous réunir ?
Ces distinctions montrent que la sobriété est globalement peu présente dans les textes évoqués.
Dans le cas du numérique, les usages ne sont pas problématisés. Avons-nous besoin de la 5G ? Du renouvellement des terminaux ? Avons-nous besoin des services qui rendent les terminaux nécessaires ? La construction des usages est absente, par exemple quand nombre de services publics ou privés ne sont plus disponibles que par le biais d’un smartphone suffisamment performant. Ou quand le même gouvernement débloque 30 milliards d’euros pour investir notamment dans le numérique afin de relancer la croissance de la production et de la consommation [44] . Dans le cas de la transition écologique également, ce qui domine également est la décarbonation des usages et plus généralement le remplacement des techniques peu efficaces sur le plan écologique ou carbone par d’autres jugées plus efficaces.
Le prix à payer de ces politiques qui ne sont pas réellement tournées vers la sobriété mais plutôt vers une compétitivité « à moindre coût écologique » est que rien n’empêche que la dépendance des rapports sociaux au numérique s’accroisse, au contraire puisqu’elle est encouragée. Les simulations du Shift Project indiquent que l’empreinte écologique du numérique sera au mieux stabilisée, dans ces conditions [45]. De même vouloir simplement remplacer les énergies fossiles par les renouvelables ou les voitures thermiques par l’électrique se traduira par une demande très importante en métaux et autres matériaux requis pour la construction. L’ONG Réseau Action climat notait le caractère contradictoire des mesures gouvernementales, en termes de résultat à atteindre [46] . Stimuler la croissance et « en même temps » appeler à la sobriété a en effet quelque chose de kafkaïen, qui se résout par une sobriété de second rang, que l’on appelle d’ordinaire l’efficacité.
Ce contexte éclaire l’insuffisance flagrante des promesses faites par l’industrie en matière de contribution du numérique à l’écologisation des autres secteurs. En effet celles-ci reposent toujours sur un certain nombre de « cas d’usage » de bon sens qui paraissent en effet « démontrer » les bénéfices du numérique, à l’exemple de la visio remplaçant un voyage en avion. Mais ces rapports ne nous expliquent jamais comment ces cas d’usage viendraient à se généraliser, à savoir comment la visio se substituerait de manière massive aux voyages en avion. Plus encore, ces substitutions sont contraires aux tendances historiques, dans la plupart des cas. Ainsi, la communication tend à jouer un rôle complémentaire au transport, de longue date, et non substitutif [47] . Et si tel est le cas, c’est parce que les entreprises concernées s’activent et investissent pour généraliser d’autres cas d’usage que ceux qu’elles mettent en avant dans ces études qui relèvent donc du greenwashing au sens strict : faire apparaître le rôle d’une organisation sous un angle favorable sur le plan écologique, alors que les actions entreprises sont tout autres [48] .
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Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] Centre National des Ressources Linguistiques et Textuelles (CNRTL). https://www.cnrtl.fr/definition/digital : numérique, binaire et discret sont des synonymes. Victor Scardigli publie en 1983 La société digitale.
[2] Wiener, Norbert, Cybernétique et société (1949), Paris, Deux Rives, 1949, p. 100, note 1.
[3] Breton, Philippe, Une histoire de l’informatique, Paris, Points, 1990.
[4] Wiener, Norbert, La cybernétique. Information et régulation dans le vivant et la machine (1947), Seuil, 2014.
[5] Habermas, Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962)., Paris, Payot, 1990.
[6] Eisenstein, Elizabeth, La révolution de l’imprimé : à l’aube de l’Europe moderne, Paris, Hachette, 2003.
[7] McLuhan, Marshall, La galaxie Gutenberg ,(1962), Paris, CNRS Editions, 2017.
[8] Innis, H.A., Empire and Communications, Oxford, UK, Clarendon Press, 1950.
[9] Kleinrock, Leonard, « Information flow in large communication nets. Proposal for a PhD Thesis », 31 mai 1961.
[10] Boullier, Dominique, Sociologie du numérique, Paris, Armand Colin, 2016, p. 48.
[12] « Across virtually every business sector, there is an increased demand for new or enhanced applications that increase workforce productivity or improve customer experiences » notre traduction. https://www.cisco.com/c/en/us/solut...
[13] Lamy, Pascal, « La démondialisation est un concept réactionnaire », Le Monde, 30 juin 2011, < https://www.lemonde.fr/economie/art...>
[14] CNUCED, « Digital economy report 2019. Value creation and capture : implications for developing countries. », 2019, pp. 4 6.
[15] Arthur D. Little et Fédération Française des Télécoms, « Etude “Economie des Télécoms” 2019. Rapport d’étude », décembre 2019.
[16] Sénat, Rapport d’information de la Commission des Affaires culturelles et de l’éducation en conclusion des travaux de la mission d’information sur une nouvelle régulation de la communication audiovisuelle à l’ère numérique, 2018. No 1292.
[17] Coe, Neil N., et Yeung, Henry Wai-Chung, Global Production Networks : Theorizing Economic Development in an Interconnected World, Oxford, Oxford University Press, 2015.
[19] Un « bit » désigne une unité unique d’information. A ne pas confondre avec le byte, en anglais, qui correspond à l’octet, soit 8 unités d’information.
[20] 1 ZB = 1000 milliards de milliards de bytes ou octets.
[21] Cisco, Cisco Annual Internet Report (2018–2023) White Paper, 9 mars 2020. https://www.cisco.com/c/en/us/solut...
[23] ADEME, Rapport annuel du registre des déchets d’équipements électriques et électroniques, 2020.
[25] Shift Project, « Déployer la sobriété numérique », octobre 2020.
[26] Le calcul est complexe en réalité, ici plusieurs rapports : https://www.arcep.fr/la-regulation/...
[27] Shift Project, « Déployer la sobriété numérique ».
[28] Solow, Robert, « We’d better watch out », New York Times Book Review, 12 juillet 1987, p. 36.
[29] Castells, Manuel, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998 ; Aghion, Philippe, Antonin, Céline et Bunel, Simon, Le pouvoir de la destruction créatrice, Paris, Odile Jacob, 2020.
[30] Lange, Steffen, Pohl, Johanna et Santarius, Tilman, « Digitalization and energy consumption. Does ICT reduce energy demand ? », Ecological Economics, vol. 176, , octobre 2020, p. 106760.
[31] Flipo, Fabrice et al., Peut-on croire aux TIC vertes ? Technologies de l’information et crise environnementale, Paris, Presses de Mines, 2012.
[32] Ainsi le rapport rassurant du CGIET : Petit M., Breuil H. & Cueugniet J., Développement Eco-responsable et TIC (DETIC), Rapport du Conseil Général de l’Industrie, de l’Énergie et des Technologies, 2009.
[33] GeSI, SMART 2020 Enabling the low-carbon economy in the information age, 2008 ; GeSI, #SMARTer2030. ICT solutions for 21st century challenges, 2015 ; GSMA, « The enablement effect. The impact of mobile communications technologies on carbon emission reductions », 2019.
[40] Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004.
[41] Aristote, Politique, Paris, Vrin, 2003, Livre IV, chapitre XIII.
[42] Princen, Thomas L., The Logic of Sufficiency, Cambridge, Mass, MIT Press, 2005.
[47] Grubler, Arnulf, Technology and global change, Laxenburg, Austria, 1998, p. 322 ; Gomez, Javier, Optimisation des transports et mobilité durable : le cas des applications géolocalisées sur téléphone mobile, Evry, Institut National des Télécommunications, 2011.
[48] Chambre de Commerce Internationale, Publicité et marketing, Code de communication, 2018, chapitre D.