Résumé
L’élaboration du Plan stratégique national, déclinaison française de la Politique agricole commune (PAC) pour la période 2023-2027, témoigne de la difficulté à réformer une politique devenue prisonnière de ses origines et de son histoire. Le besoin d’associer les exigences environnementales aux objectifs de la PAC est apparu tardivement, dans les années 1980, les politiques française et européenne ayant ignoré pendant un quart de siècle les modèles agricoles autonomes de l’après-guerre. Les politiques ont ainsi encouragé une agriculture capitaliste par l’investissement, par les prix garantis, puis par des aides à l’hectare. Le résultat est une agriculture polluante, dépendante du commerce international et de l’agro-industrie, et éloignée du modèle familial initialement préconisé.
Auteur·e
Ingénieur agronome et économiste.
Dans les années 1970, il était responsable des productions animales au Comité des organisations professionnelles agricoles (COPA) à Bruxelles, puis, dans les années 1980 et 1990, responsable de projets agricoles et environnementaux en Afrique sub-saharienne à la Banque mondiale, enfin conseiller de programmes et de stratégie à l’Agence française de développement (AFD). A l’AFD, il a été notamment chargé du dossier de l’efficacité de l’aide, débattu à l’OCDE et à la Commission européenne. Depuis 2018, il est engagé dans des associations d’agronomes et de défense de l’environnement.
En 2020 et 2021, une nouvelle PAC (Politique agricole commune) a été laborieusement négociée pour la période budgétaire 2023-2027. Elle sera mise en œuvre avec retard le 1/01/2023. Les autorités ont à nouveau refusé de donner à la nouvelle PAC des ambitions plus fortes que celle de 2014-2020, considérée pourtant comme un échec.
Alors que le rôle de l’agriculture dans la transition écologique ne fait pas de doute, et que la nécessité de la transition s’impose de manière plus pressante à mesure que les échéances se rapprochent, l’article explique le paradoxe de l’immobilité par les blocages qu’ont créé depuis soixante ans les politiques agricoles et leur idéologie. La situation est d’autant plus étonnante que les solutions techniques existent ; elles ont fait leurs preuves et sont connues.
L’article suggère que la PAC est un cas de « dépendance de sentier » (« path dependence »). Concept de science politique dérivé des travaux de Douglass C. North, « prix Nobel » d’économie 1984 (Pierson, 2000), la dépendance au sentier fait valoir que les décisions prises par les décideurs publics dépendent de l’histoire et sont influencées par un ensemble de décisions passées. Le concept permet de comprendre pourquoi les politiques publiques radicales sont rarement mises en œuvre.
L’article est organisé en quatre chapitres. Le premier évoque les résultats décevants de la récente négociation. Le deuxième rappellera les fondements idéologiques de la PAC et leur difficile conciliation avec les analyses à peine postérieures du Club de Rome, qui furent à l’origine des principes du développement durable. Le troisième analysera les multiples et (dans l’ensemble) vaines tentatives de réformer la PAC. Le résultat est aujourd’hui une PAC renationalisée. Enfin, le quatrième chapitre présentera la piste qui conduit à l’agriculture durable. Il s’agit de l’agroécologie, dont la mise en œuvre doit affronter la résistance des pouvoirs économiques. L’article est publié en deux parties pour respecter les normes éditoriales de l’Encyclopédie.
La négociation de la réforme de la Politique agricole commune (PAC) qui a eu lieu en 2020 et en 2021 a produit des avancées modestes en ce qui concerne la transition agroécologique. Or la nouvelle Commission européenne, installée en octobre 2019, a annoncé que son mandat aurait des objectifs ambitieux, présentés en 2020 dans son « Pacte vert » (Green Deal).
Le volet agricole du Pacte vert, la stratégie « De la ferme à la table », visait, comme son nom l’indique, toute la filière alimentaire, au-delà de la production agricole. C’était aussi l’ambition des propositions de la Commission. Les objectifs alimentaires étaient de rendre l’alimentation saine (lutte contre l’obésité notamment), sûre, nutritive, diversifiée, de qualité, et de réduire le gaspillage. L’article N° 234 de l’Encyclopédie évoque la dimension alimentaire de la politique européenne (Guérin, 2014).
Le présent article se concentre sur le reniement de la transition agroécologique. Il propose un regard historique et rappelle que certains enjeux sont connus depuis le début de la PAC, même si la dimension environnementale s’est, à partir de 1985, imposée plus progressivement que la dimension sociale. Celle-ci s’en est trouvée renforcée.
L’histoire de la PAC illustre l’ampleur des enjeux de la transition écologique. La PAC, on le verra, ne concerne pas la seule agriculture ; elle met en cause le fonctionnement de l’économie dans son ensemble. Dès lors, la lenteur des réformes de la PAC peut s’expliquer par cette remise en cause fondamentale des principes de l’économie capitaliste. L’approche inexorable des échéances fixées dans les grandes conférences environnementales et le sentiment d’urgence grandissant sous l’effet de la multiplication d’évènements catastrophiques, n’ont pu que renforcer le caractère politique des enjeux.
Déroulement
La négociation de la PAC pour le septennat 2021-2027 a été plus longue que d’habitude parce que le Parlement européen y a été associé pour la première fois et que le calendrier s’est télescopé avec celui du renouvellement des institutions européennes. Après une communication sur l’avenir de l’agriculture et de l’alimentation en 2017, la Commission a rendu officielles ses propositions le 1er juin 2018. Cependant, ce n’est qu’après trois ans et demi, à la fin de 2021, que les Etats-membres ont soumis à la Commission leur Plan Stratégique National, innovation de la nouvelle PAC.
Le retard de la négociation a fait repousser la mise en œuvre de la nouvelle PAC au 1er janvier 2023. Entretemps sont intervenues les élections du Parlement européen (mai 2019) et la désignation par ce Parlement de la nouvelle Commission (octobre 2019), présidée par Ursula von der Leyen. Peu après, cette Commission a annoncé son Pacte vert tandis que reprenaient les négociations sur la réforme de la PAC avec Janusz Wojciechowski (polonais, membre du parti Droit et justice – PIS) comme nouveau commissaire à l’agriculture et, au Parlement européen, son président italien David Sassoli (Alliance progressiste des socialistes et démocrates), décédé le 11/01/2022, l’allemand Norbert Lins, président (Parti populaire européen) de la commission de l’agriculture et Pascal Canfin, président (Renew Europe) de la commission de l’environnement.
En France le gouvernement Macron fut remanié début juillet 2020, entraînant le changement du ministre de l’agriculture. Didier Guillaume, sénateur de la Drôme, fut remplacé par le haut fonctionnaire Julien Denormandie, ingénieur agronome, auparavant ministre de la Ville et du Logement. Cependant, la ligne politique du gouvernement Macron est restée invariablement proche de la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA), syndicat majoritaire.
Contenu
La principale nouveauté des propositions de la Commission a été la renationalisation de la PAC avec l’instauration des Plans Stratégiques Nationaux (PSN). Les PSN sont supposés laisser aux Etats membres une plus grande latitude dans la mise en œuvre de la nouvelle PAC. Ils doivent introduire une conditionnalité propre à l’Etat-membre en sus de la conditionnalité européenne, limitée au maintien des prairies, à la diversification des cultures et au respect de surfaces d’intérêt écologique (s.i.e. : haies, bois, etc.).
Par ailleurs, les propositions de la Commission prévoient des « éco-régimes » (ecoschemes), ensemble de pratiques agricoles favorables à l’environnement. Leur définition est laissée à la discrétion des Etats-membres moyennant validation par la Commission. Les éco-régimes sont censés remplacer le « paiement vert » de la PAC 2014-2020, dont l’effet a été modeste ; selon la Cour des comptes européenne, le paiement vert n’aurait fait évoluer qu’à peine 5% des surfaces agricoles. Les éco-régimes conditionneront une partie des aides directes aux agriculteurs qui, relevant du premier pilier de la PAC, sont entièrement financées par l’Union.
Depuis 1999, la Commission considère que la PAC repose sur deux piliers. Le premier correspond aux aides directes aux agriculteurs, introduites en 1992. Ces aides, entièrement financées par l’Union européenne et qui sont fonction de la surface, sont censées compenser les prix agricoles qui, depuis l’abandon du soutien des prix en 1992, se sont alignés sur les cours du marché mondial. Les aides directes du premier pilier représentent une part substantielle du revenu des agriculteurs. Depuis 1992, cette part n’a pas diminué.
Le premier pilier comporte aussi des fonds pour l’organisation commune des marchés : subventions à l’exportation, interventions publiques et stockage, aides à la production dans certains secteurs ou lors de crises économiques, sanitaires ou climatiques affectant les prix. Un fonds de 700 millions d’euros avait ainsi été mis en place en faveur de l’élevage et des fruits et légumes lors de l’embargo sur la Russie en 2015-2016. Pour faire valoir son « verdissement », la nouvelle PAC consacrera 25% du premier pilier aux éco-régimes.
Le second pilier est censé promouvoir le développement rural. Dans ce pilier ont été groupées des aides multiples destinées notamment aux régions de montagne et autres régions défavorisées, ainsi qu’au financement d’incitations appelées « mesures agroécologiques et climatiques » (maec). A la différence du premier pilier, le second n’est que partiellement financé par l’Union ; les Etats-membres doivent apporter la moitié du financement.
Les mesures de soutien aux pratiques environnementales (maec et aides à l’agriculture biologique) ne représentent qu’une minorité (20% environ) des fonds du second pilier, l’essentiel du second pilier bénéficiant aux exploitations dans les régions de montagne et dans les régions défavorisées. La nouvelle PAC prétend « massifier » les maec, c’est-à-dire promouvoir leur adoption à grande échelle. Cette intention reste à concrétiser.
Le graphique ci-dessus montre la répartition des montants entre piliers de la PAC pour la période 2015-2018. Il indique que la France, comme la plupart des grands pays agricoles de l’Union européenne, privilégie le premier pilier par rapport au second.
L’enveloppe financière de la PAC 2021-2027 (son « cadre financier pluriannuel ») a été décidée le 23 octobre 2020 à un niveau (387 milliards d’euros) égal en termes nominaux à celui du précédent septennat (2014-2020) bien qu’en termes réels on estime que ce niveau sera de 10% inférieur. Le PSN français reçoit une enveloppe de 62,4 milliards d’euros, soit 8,9 milliards par an.
Arbitrages
En France, l’élaboration du PSN a donné lieu à une large consultation publique, organisée par la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) selon l’article 7 de la Charte française de l’environnement (loi du 1er mars 2005). Celle-ci garantit le droit de toute personne vivant en France à l’information sur les projets et les politiques qui ont un impact sur l’environnement. Au terme de cette consultation, le ministre Denormandie a annoncé des « arbitrages » qu’on peut résumer comme suit.
Le premier arbitrage a favorisé des éco-régimes « inclusifs » conçus pour que la grande majorité des agriculteurs puisse y accéder. Le ministre a estimé qu’il était préférable pour l’environnement de faire en sorte qu’un maximum d’agriculteurs adopte les éco-régimes, quitte à ce que l’ambition de ceux-ci soit modeste. Une ambition plus forte risquerait selon le ministre de décourager une fraction importante des agriculteurs. Exemple d’ambition réduite des eco-régimes proposés par la France, le critère de « Haute Valeur Environnementale » (HVE) est considéré par les critiques comme étant à la limite du « green washing » (verdissement de pure façade). Les difficultés des zones agricoles du centre de la France, dites « zones intermédiaires », sont invoquées par le ministère comme justification d’une approche progressive, pour ne pas dire timorée, de la transition agroécologique.
Dès lors qu’aucune exigence sérieuse n’est attachée aux éco-régimes, la seule conditionnalité environnementale appliquée sera celle de l’Union. Dans ces conditions, il est peu probable que le résultat des éco-régimes soit meilleur que celui du paiement vert de la précédente PAC. Les changements plus ambitieux de pratiques resteront volontaires, encouragés par les aides liées aux mesures agro-environnementales et climatiques (maec) du second pilier. Les moyens alloués à ces aides font cependant douter d’un effet significatif.
Le deuxième arbitrage vise à améliorer la souveraineté en protéines de la France et de l’Union européenne. Le ministère a annoncé le doublement des soutiens de la PAC aux aides « couplées » (aides aux cultures, en l’occurrence protéagineuses) et aux « programmes opérationnels » (aides à l’agro-industrie). Ces mesures s’ajouteront à la stratégie protéines française et aux aides provenant du Plan de relance post-COVID. Cependant, le ministère de l’agriculture ne semble guère reconnaître l’effet des modalités de l’élevage sur la dépendance protéique de la France, notamment l’effet des élevages laitiers intensifs dont l’affouragement à base de maïs, au détriment du pâturage, nécessite un complément d’aliment riche en protéines comme le soja.
Un troisième arbitrage freine le transfert budgétaire vers le second pilier. Celui-ci ne recevra en France qu’un transfert de 7,53% du premier pilier, alors qu’en Allemagne le transfert passera de 6 à 15%. Or la « massification » des maec n’aura pas lieu sans une augmentation substantielle de l’allocation budgétaire. Pour une autre PAC, plateforme de propositions de réformes, estime que pour atteindre 25% de la surface agricole utile, il faudrait un milliard d’euros au lieu de 260 millions. En 2020, les maec n’ont touché que 6% de la surface agricole utile en France. L’objectif de la conversion à l’agriculture biologique, dont l’allocation budgétaire sera augmentée, n’est que de 18% en 2027, alors que le Pacte vert annonce 25% en 2030. Il faut espérer que ces conversions ne seront pas réversibles car le PSN français ne rémunérera pas le service écologique ; il financera la conversion vers l’agriculture biologique, non son maintien en l’état.
Dernier arbitrage important : le gouvernement écarte l’idée de l’aide à l’actif plutôt que l’aide à l’hectare, faisant valoir que la France serait pénalisée par son faible nombre d’actifs agricoles, outre que la définition de l’actif varie d’un Etat membre à l’autre. Par ailleurs, la définition des modalités de l’aide (aide à l’hectare ou aide à l’actif) serait une prérogative de la Commission. Même si ces arguments ne paraissent pas déterminants, il est vrai que les inégalités foncières sont moins marquées en France que dans d’autres Etats membres de l’Union européenne, comme on le verra.
Ainsi, tous les arbitrages français ont tendu à atténuer l’ambition de la nouvelle PAC censée relancer la transition agroécologique. Ils révèlent à quel point les forces politiques et économiques restent attachées à l’idéologie de la croissance économique et du « productivisme » (produire toujours plus). La préoccupation constante du ministre de l’agriculture, Julien Denormandie, d’encourager l’investissement en est l’illustration.
Le chapitre II fait référence à André Pochon, auteur de l’article n°134 (2011) de l’Encyclopédie du développement durable et qui se qualifie de « paysan-chercheur ». A l’âge de 90 ans (il est né en 1931), ce visionnaire agricole, dont l’expérience couvre toute l’histoire de la PAC, a participé aux débats de 2020-2021 à l’occasion de l’élaboration du Plan Stratégique National. Il est un des inspirateurs de l’article.
Idéologies
Le productivisme (vision axée sur le volume de la production) fut mis en œuvre en Europe par l’intermédiaire des plans Monnet (1946) et Marshall (1947). Il était inspiré des modèles de croissance conçus au milieu du XXè siècle (Roy Harrod, 1939, Evsey Domar, 1947, Robert Solow, 1956). Arthur Lewis (1915-1991) fit valoir que le développement économique résultait du transfert de la population rurale peu productive vers les villes et l’industrie à forte productivité. Il relia ainsi la théorie de la croissance à l’exode rural et forgea en 1954, dans un article intitulé « Development with Unlimited Supplies of Labour », le consensus international sur l’économie du développement.
Dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale, l’agriculture française et européenne se transforma profondément, avant même les grandes réformes législatives que furent les lois d’orientation françaises et la création de la Politique agricole commune (PAC) au début des années 1960. Ce furent ces réformes qui imprimèrent l’orientation « productiviste » à base d’investissement, de productivité, d’agrandissement des exploitations et de recherche de compétitivité et d’économies d’échelle. La diminution de la population agricole, déjà rapide avant ces réformes (Tableau 1), ne fut nullement freinée puisqu’elle apparaissait, selon la théorie d’Arthur Lewis et malgré ses effets souvent douloureux, comme une nécessité pour l’accroissement de la productivité.
Après les pénuries de la seconde guerre mondiale et des années suivantes, en France le plan Monnet puis le plan Marshall permirent de reconstruire l’appareil de production et d’accélérer sa modernisation. En agriculture, la priorité était d’augmenter la production en accroissant la productivité de la main d’œuvre. L’erreur fut de penser que ces accroissements résulteraient d’investissements en matériel et en bâtiments spécialisés.
Les étapes essentielles de la modernisation de l’agriculture française avaient été franchies sans attendre les lois d’orientation. Elles se caractérisèrent dans les années 1950 et au début de 1960 par le progrès des techniques agronomiques et les connaissances de la « révolution fourragère », encouragée en France par l’agronome René Dumont (1904-2001) et le vétérinaire et agronome André Voisin (1903 - 1964, curieusement plus connu en Amérique latine qu’en France). Alors que l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA, créé en 1946) préconisait l’apport de 300kg d’azote à l’hectare de prairie, André Pochon fit la preuve, sur sa petite ferme bretonne, qu’on produisait plus d’herbe à l’hectare sans engrais azoté, en associant du trèfle blanc à la pâture. De telles connaissances concrètes et vérifiables furent diffusées par les Centres d’études techniques agricoles (CETA) animés par les paysans eux-mêmes dès l’immédiat après-guerre (Daucé et Guigueno, 1984).
L’augmentation de la production, des rendements et de la productivité de la main d’œuvre permit à la France d’atteindre l’autosuffisance alimentaire dans les années 1970. En 1961 et 1962, quand furent promulguées les lois d’orientation de l’agriculture françaises d’Edgard Pisani (1918 – 2016), ministre de l’agriculture du Président de Gaulle, l’agriculture - insistons là-dessus - avait déjà franchi les principales étapes de sa révolution agronomique.
Cependant, dans les années 1950, la population agricole manifestait pour réclamer l’amélioration de ses revenus, dont elle sentait qu’ils ne suivaient pas l’amélioration générale de la prospérité. Les lois d’orientation (1961 et 1962) voulurent assurer la viabilité économique d’exploitations familiales disposant de 30 à 50 ha et rémunérant deux actifs. Il fallut pour cela organiser une mutation de grande ampleur de la situation foncière. Des organismes comme les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) et les ADASEA (Agences départementales d’aménagement des structures d’exploitations agricoles) furent créées à cette fin.
Les lois d’orientation encouragèrent ainsi la disparition des plus petites exploitations (Tableau 2) en accompagnant les départs à la retraite des agriculteurs âgés ou leur reconversion professionnelle (Fonds d’action sociale pour l’aménagement des structures agricoles – FASASA). Elles favorisèrent l’installation des jeunes. Le « contrôle des structures » requit une surface minimum d’installation tout en décourageant l’agrandissement des exploitations au-delà de 50 ha. Le statut du fermage fut consolidé pour assurer la sécurité de l’investissement dans l’agriculture.
Par ailleurs, les lois d’orientation instituèrent la cogestion de la politique agricole entre l’Etat et la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA), appelée à participer aux principales institutions créées par les lois d’orientation. Selon André Pochon, cette décision fut lourde de conséquences en contribuant à freiner la transition agroécologique.
- « Pisani fit la funeste erreur de céder aux demandes de la profession et de leur confier le développement agricole, sacrifiant les DSA (services agricoles de l’Etat). Devenue juge et partie, la profession propulsa le développement de filières, soucieuses de croissance et de chiffre d’affaires, favorisant les exploitations les mieux dotées. Les petites exploitations furent les laissés-pour-compte. … Lourde faute, la délégation de la vulgarisation technique à la profession agricole fait aujourd’hui sentir ses douloureux effets, car le modèle productiviste ainsi engendré, quelle que soit l’ampleur des catastrophes écologiques, maintient l’agriculture dans l’impasse. » (Pochon, 2001)
Politique agricole commune (PAC)
Le 25 mars 1957, le Traité de Rome instaura le principe de la libre circulation des marchandises dans la Communauté économique européenne (CEE) des 6 États membres fondateurs. La France, puissance agricole notamment céréalière, devait devenir la principale bénéficiaire d’une politique agricole conçue à l’échelle de la Communauté.
Le Traité (article 39) fixa cinq objectifs à la Politique agricole commune (PAC) : accroître la productivité, assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, stabiliser les marchés, garantir la sécurité des approvisionnements et assurer des prix raisonnables aux consommateurs. En juillet 1958, les grands principes de la PAC furent définis à Stresa (Italie) :
- unicité du marché, corollaire de la libre circulation des marchandises,
- préférence communautaire, qui protège le marché européen du marché mondial,
- solidarité financière : dépenses de la PAC prises en charge par la Communauté ;
- prix minimum garantis pour les producteurs.
La protection de l’agriculture de la CEE, correspondant au deuxième principe ci-dessus, fut obtenue dans une négociation au GATT dite du « Dillon Round » (1961-1962), moyennant la renonciation de la CEE aux droits de douane sur l’importation d’oléagineux et de tourteaux américains, notamment de soja. Sous-produit de l’extraction d’huile, le tourteau de soja est un produit d’alimentation des animaux riche en protéines dont l’importation aura un effet majeur sur la PAC.
Entrée en vigueur le 30 juillet 1962, la Politique agricole commune donna aussitôt consistance à la construction européenne. En 1968, le Plan Mansholt (« Memorandum sur la réforme de l’agriculture dans la Communauté économique européenne ») proposa, à l’instar des lois d’orientation française, des mesures destinées à faciliter la transition vers une agriculture familiale rémunératrice et compétitive accompagnant la rapide décroissance de la population agricole.
Le Plan Mansholt incitait en effet près de cinq millions d’agriculteurs à quitter leur ferme afin de confier la production à des exploitations viables assurant à leurs exploitants un revenu annuel moyen comparable à celui de l’ensemble des travailleurs de leur région. Au-delà des mesures en faveur de la formation professionnelle, Sicco Mansholt (1908 – 1995) proposa des programmes sociaux pour la reconversion professionnelle. Il invita les États membres à limiter les aides directes aux exploitations peu rentables. Par ailleurs, le Plan Mansholt anticipa l’apparition d’excédents, prévoyant le déséquilibre de certains marchés si la Communauté ne soustrayait pas au moins 5 millions d’hectares de terres arables à la production agricole.
Cependant, ce malthusianisme fut mal reçu. Face aux critiques des milieux agricoles, Mansholt fut contraint de revoir à la baisse certaines de ses propositions. Le Plan Mansholt se réduisit finalement à trois directives européennes qui, en 1972, concernèrent la modernisation des exploitations agricoles, la cessation de l’activité agricole et la formation des agriculteurs.
La transformation sociale de la société agricole dans les années d’après-guerre fut profonde. En France, le sociologue Henri Mendras (1927-2003) distingua trois catégories dans le monde agricole en transformation : le sauvage, le paysan et l’agriculteur (« La fin des paysans », 1967). Les lois d’orientation cherchaient à encourager le départ des « sauvages » et à convertir les paysans en agriculteurs. Elles exprimaient une sorte d’optimisme technocratique résultant du rapide rétablissement des économies après la seconde guerre mondiale. Cette évolution, souvent qualifiée de « miracle économique », consolida l’idéologie libérale productiviste, telle que formulée par les théories de la croissance. Mais pour André Pochon, elle sacrifia l’autonomie de l’agriculteur.
- « Le paysan est devenu agriculteur, agro-manager, docile exécutant de tout un monde de techniciens, gestionnaires, conseil de ceci et de cela, que la banque tient comme au bout d’une laisse. Le paysan, doté au mieux du certificat d’études, avait tout dans la tête : le poids de sa bête et le prix qu’elle valait ; il sentait venir la pluie ou le beau temps, les floraisons et le moment opportun de la récolte. Aujourd’hui, un tel paysan est devenu un handicapé que la coopérative conseille en permanence, dont la chambre d’agriculture fabrique les dossiers, les conseillers de gestion gérant dépenses et investissements. Le paysan à diplôme – c’est paradoxal – n’est plus sur sa ferme qu’un exécutant qui trait les vaches et conduit le tracteur. A lui le travail ingrat, d’autres pensent et gèrent à sa place. » (André Pochon, 2001)
Historiquement, la contestation du productivisme surgit dès la fin des années 1960, portée par des segments chrétiens-sociaux des syndicats agricoles. Elle fut d’abord sociale. Bernard Lambert (1931-1984), responsable national en 1954 de la Jeunesse Agricole Catholique (la « J.A.C. »), publia en 1970 « Les paysans dans la lutte des classes » qui inspirera la fondation du mouvement des Paysans travailleurs devenu plus tard le syndicat de la Confédération paysanne, rivale de la FNSEA. Dans la préface à l’ouvrage, Michel Rocard, militant socialiste, candidat du P.S.U. (Parti socialiste unifié) à l’élection présidentielle en 1969 (3,6% des suffrages), salua la vision d’un socialisme révolutionnaire rompant avec les lois du capitalisme.
Un autre militant de la J.A.C., Michel Debattise (1929-1997), participa à l’élaboration des lois d’orientation aux côtés d’Edgard Pisani avant de devenir président de la FNSEA de 1971 à 1978. Son activisme militant s’en trouva atténué. En 1979 il accepta le secrétariat d’Etat aux industries agricoles et alimentaires du gouvernement Raymond Barre.
Club de Rome
En avril 1968, à l’instigation de l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économique), se réunit à Rome un groupe de réflexion préoccupé des dangers pour l’environnement de la croissance mondiale de l’activité économique et de la démographie. Le groupe, qui sera connu sous le nom de « Club de Rome », acquit la notoriété en publiant en 1972 le rapport « The Limits to Growth » (« Halte à la croissance ? »), aussi connu sous le nom de « Rapport Meadows », du nom de ses principaux auteurs, Donnela et Dennis Meadows. Le rapport servit de socle à la première conférence internationale des Nations unies sur l’environnement (Stockholm 5-16 juin 1972).
Le Club de Rome se montra précurseur en matière de développement durable et d’empreinte écologique. Quarante ans plus tard, en 2012, il actualisa le rapport de 1972 en confirmant ses conclusions, c’est-à-dire la perspective d’un effondrement du système économique mondial à brève échéance (2030) sous l’effet de la diminution des ressources naturelles et de la dégradation de l’environnement. Le Club de Rome préconisa une refonte radicale du système économique.
Dans une lettre célèbre datée du 9 février 1972 adressée au président de la Commission européenne (Franco Maria Malfatti), Sicco Mansholt, alors vice-président de cette Commission , tira les leçons de sa lecture du rapport Meadows et proposa que la Communauté européenne prenne les devants d’une transition écologique dirigiste. Il écrivit que « la question est de savoir si (…) le système capitaliste peut être maintenu. » En particulier, Mansholt estimait que l’objectif de croissance du produit national brut devait être remis en cause, du moins dans le secteur des matières premières. « Nous allons devoir transformer notre intérêt pour l’’utilité’ en intérêt pour le ‘bien-être’. »
Mansholt proposa d’orienter l’économie de la Communauté européenne sur la base de « certificats de production » qui valideraient les productions acceptables (biens publics et biens durables) en assurant l’économie des matières premières et de l’énergie, l’amortissement complet des investissements et le recyclage des matières. Il prôna par ailleurs une recherche qui englobât les conséquences économiques et sociales des techniques étudiées. Une stricte planification économique lui paraissait nécessaire pour assurer une distribution équitable des biens dans un contexte de diminution inéluctable de la consommation.
Rapport Poly
Quelques années plus tard, en 1978, Jacques Poly (1927 – 1997), le directeur scientifique (et bientôt directeur général) de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), fit une analyse originale de la situation française dans un rapport qu’il intitula « Pour une agriculture plus économe et plus autonome ». Il observa que la croissance spectaculaire de l’agriculture française depuis la seconde guerre mondiale était inégalitaire et qu’elle était grevée par la croissance des consommations intermédiaires. Le prix de celles-ci montait plus vite que les prix agricoles.
La politique des prix de la Communauté européenne en faveur des céréales, des betteraves et des oléagineux avait favorisé un modèle d’agriculture de type industriel de plus en plus simplifié, excluant les productions fourragères, jugées trop consommatrices de temps et moins rémunératrices. Or il fallait, selon Jacques Poly, que l’élevage contribuât au recyclage des déchets gaspillés des cultures et à l’entretien des sols.
Quant à la production porcine, sa modernisation, accélérée depuis 1970, accroissait la dépendance extérieure (importation de tourteaux de soja) au lieu de réduire le déficit agricole. Dans l’élevage, Poly observait les importants moyens financiers nécessaires aux bâtiments, au cheptel et à l’alimentation.
Jacques Poly s’inquiéta de l’utilisation exagérée d’engrais conjuguée aux assolements simplifiés, laissant trop longtemps les terres nues, sans couvert végétal, exposées à l’érosion et au lessivage (perte par dissolution des éléments nutritifs). Il mit en garde contre le modèle spécialisé, trop simplifié, favorable aux fuites de nitrates dans les nappes phréatiques.
L’emploi de pesticides, qui s’était répandu, n’était pas sans poser les problèmes de rémanence dans le sol, de qualité des produits agricoles récoltés et d’atteintes à la biodiversité. Jacques Poly préconisa un programme de recherche en matière de protection sanitaire des cultures : matériel végétal plus résistant, programmation précise des interventions indispensables, substitution de la lutte chimique par des méthodes biologiques (pratiques culturales, moyens préventifs ou curatifs de nature biologique).
Dans la conférence dont rend compte l’ouvrage « Agronomes et paysans » (Pochon, 2008), Raymond Février et Claude Béranger, hauts responsables de l’INRA, ont rendu hommage à la vigilance et à la stimulation instaurée par la génération des CETA évoqués plus haut. Dans l’esprit du rapport Poly, le CETA de Corlay, animé par André Pochon, prôna l’association des paysans aux travaux de la recherche. « Il faut revenir à une vulgarisation à partir de groupes organisés sur le terrain – qu’ils s’appellent Ceta, GVA ou groupes laitiers – où il y a un dialogue entre des techniciens, la recherche agronomique et les agriculteurs. C’est ce vers quoi il faut aller. D’assistés, les paysans doivent se sentir sur un pied d’égalité et responsables. » (Agronomes et paysans, page 60). La même idée (proximité souhaitable de la recherche et de la paysannerie) est défendue dans l’IAASTD International Assessement for Agricultural Science ,Knowledge and Technology for Development - Evaluation internationale des sciences et technologies agricoles pour le développement), objet de l’article n° 124 de l’Encyclopédie du développement durable.
Pour conclure la première partie de l’article, on retiendra que les politiques agricoles mises en place au tournant des années 1950-1960 ont mis en œuvre les théories de la croissance, en vogue à l’époque. Celles-ci cherchaient à rationaliser la capacité de développement économique du capitalisme libéral, essentiellement industriel. Elles étaient en ce sens « productivistes ».
Pourtant, un modèle de recherche appliquée s’appuyant sur les Centres d’études techniques agricoles (CETA) paysans et associant l’Institut national de recherche agronomique (INRA) promettait déjà d’importants progrès de productivité sur des bases agronomiques. Ce modèle sera dévoyé, comme on le verra dans la deuxième partie, par les politiques agricoles productivistes.