Résumé
La mondialisation des systèmes alimentaires ne se limite pas aux échanges commerciaux ou aux influences culinaires. Phénomène multiséculaire, mais partiellement réversible, elle contribue de plus en plus à l’interpénétration des échelles géographiques : espaces locaux, nations, continents, monde. Processus économique mais aussi culturel, politique, scientifique, juridique, elle transforme en profondeur les manières de produire ou de consommer, elle modifie le paysage des risques et complexifie les jeux d’acteurs. L’exercice de prospective MOND’Alim 2030, piloté par le Centre d’études et de prospective, vise à caractériser la phase de mondialisation actuelle, documenter les dynamiques à l’œuvre, envisager leur prolongement d’ici 2030 et identifier certaines ruptures déjà en germes. Au fil de six parties thématiques, cette note reprend les principaux enseignements de l’ouvrage issu de cet exercice [1] .
Auteur·e
Florent Bidaud, Pierre Claquin, Elise Delgoulet, Claire Derain,
Julia Gassie, Bruno Herault, Barthélemy Lanos, Alexandre Martin .
Tous les auteurs de cet article sont ou ont été membres du Centre d’études et de prospective du Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation.
- 1 - Les conduites alimentaires se globalisent autant qu’elles se diversifient
- 2 - Une dépendance accrue au commerce international mais pas de vaste marché globalisé
- 3 - La consolidation et la ré-invention du paradigme agro-industriel s’accompagne d’une (…)
- 4 - Prise de conscience planétaire d’enjeux globaux et émergence de risques systémiques
- 5 - Multiplication des acteurs, hybridation de leurs statuts, foisonnement de leurs interactions
- 6 - Un multilatéralisme en crise et une gouvernance de plus en plus hybride et fragmentée
Cet article, déjà publié dans la revue « Analyse » du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt en mars 2017, est une synthèse de l’ouvrage « Mond’Alim 2030, panorama prospectif de la mondialisation des systèmes alimentaires » paru à la Documentation Française .
Dans les domaines agricoles, agroalimentaires et alimentaires, la mondialisation joue en France un rôle croissant, parfois très visible, à l’instar des influences culinaires japonaises et américaines, ou de l’implantation de nouvelles cultures « exotiques » comme le sorgho. Elle a aussi des influences plus indirectes et souterraines : politiques de responsabilité sociale et environnementale des grandes multinationales, harmonisation des normes techniques et sanitaires, etc. Au-delà des processus économiques auxquels elle est souvent réduite, la mondialisation des systèmes alimentaires est aussi culturelle, sociale, politique, informationnelle, scientifique, juridique, etc. Nous la définissons ici comme l’ensemble des phénomènes, dans tous les domaines de la vie en société, concourant à l’accroissement des interdépendances entre les différents acteurs et situations du monde, et qui en cela tend à construire un système de dimension planétaire.
La mondialisation n’est pas un phénomène récent, comme l’illustre l’importance des cultures dites « non natives » dans les productions nationales (figure 1) : nombre de produits aujourd’hui considérés comme traditionnels témoignent d’une acculturation de plants autrefois jugés exotiques (pomme de terre en Belgique, manioc en Afrique). La mondialisation est un processus multiséculaire qui se poursuit, se transforme, s’approfondit à certaines époques et s’atténue à d’autres.
L’objectif du projet MOND’Alim était de caractériser la phase
que nous connaissons actuellement, de documenter les dynamiques à l’œuvre, d’envisager leur prolongement d’ici 2030 et d’identifier un certain nombre de ruptures déjà en germes. En nous appuyant sur un groupe d’une trentaine d’experts, réunis à neuf reprises entre octobre 2014 et novembre 2015, nous nous sommes intéressés aux mutations qui caractérisent la mondialisation des « systèmes alimentaires », entendus comme « la manière dont les hommes s’organisent dans l’espace et dans le temps pour obtenir et consommer leur nourriture » [2] .
Six thématiques ont été dégagées, qui structurent l’ouvrage publié à la Documentation française ainsi que cette note : évolutions des conduites et des modèles alimentaires ; dynamiques du commerce international ; internationalisation de la recherche, des bases de données et des innovations ; mondialisation des risques et des problèmes publics ; acteurs publics et privés de la mondialisation ; enjeux et tendances en matière de gouvernance.
Actes quotidiens indispensables, les conduites alimentaires englobent les consommations (produits, quantités ingérées, etc.), les pratiques (modes d’approvisionnement, normes culinaires, nombre de prises journalières, etc.) et les représentations (connaissances, valeurs et images associées à l’alimentation). La montée des couches moyennes, à l’échelle mondiale, favorise les tendances à l’uniformisation de certains de ces aspects. L’urbanisation, le développement du salariat ou le vieillissement des populations se traduisent aussi par la diffusion de pratiques communes et par la concomitance d’évolutions, à l’instar de la réduction des temps consacrés à l’alimentation, même si les rythmes peuvent varier selon les situations locales. Du fait des transitions nutritionnelles, les quantités moyennes consommées par personne augmentent et les grands équilibres nutritionnels de la ration alimentaire tendent à converger au niveau mondial. L’industrialisation des systèmes alimentaires entraîne la diffusion à grande échelle de produits transformés « globaux » (ex : sodas) et la distanciation [3] du consommateur vis-à-vis des denrées s’accroît (distance géographique mais aussi cognitive et culturelle). Les alimentations particulières [4] et leur revendication par des individus ou des groupes, comme marqueur social, sont de plus en plus fréquentes : cette singularisation des régimes alimentaires est une tendance globale. Dans le même temps, on assiste à une patrimonialisation de pratiques ou de productions alimentaires, à des fins de protection (ex : classement par l’Unesco) ou économiques (ex : tourisme) : la confrontation des modèles alimentaires entraîne aussi une mise en concurrence accrue des traditions et des patrimoines.
Simultanément, la mondialisation brasse les terroirs, diffuse les particularismes culinaires, diversifie les cultures. Si l’augmentation de la consommation de produits animaux se généralise, elle se fait à des rythmes différents selon les pays (figure 2) et selon des trajectoires nutritionnelles variées. Les produits globaux, les mets et plats mondialisés (pizza, hamburger, etc.), sont réinterprétés et réappropriés [5] au niveau local (ingrédients, préparation, mode de consommation). Dans certains pays, les modèles alimentaires en construction sont une composante forte de l’élaboration d’une identité nationale, dans d’autres, où ces modèles étaient constitués de longue date, ils se transforment voire s’érodent. La mondialisation des conduites alimentaires associe des tendances partagées à l’échelle planétaire et, dans le même temps, crée des réactions, des métissages, des différenciations et des crispations.
Dans les prochaines années, des défis mondiaux seront de plus en plus prégnants dans les conduites alimentaires. Déjà, les enjeux nutritionnels se transforment, en particulier autour de la « faim cachée » (carences en vitamines et minéraux par exemple) et des pathologies d’origine alimentaire non transmissibles (obésité, diabète de type 2, etc.).
Encadré 1 - Vers un mangeur glocalisé ?. La mondialisation crée une ambivalence pour les individus, entre ouverture au monde et attachement à des spécificités territoriales. Si les comportements sont localisés géographiquement, ils sont également influencés à distance [6]. S’affirme un mangeur de plus en plus « glocalisé », à la fois enraciné dans le local et influencé par le global. Cette tendance est renforcée par des acteurs de la société civile, portant un regard global sur l’alimentation et le consommateur, ainsi que par des systèmes informationnels et normatifs établis à l’échelle planétaire. Le développement des outils numériques est une clé de la construction de ce mangeur plus exigeant, plus politique, avec plusieurs tendances à l’œuvre : une expression facilitée des préférences individuelles auprès d’un grand nombre d’interlocuteurs ; de nouvelles formes d’action collective passant par des vecteurs dématérialisés ; le renouveau de l’économie et de la consommation collaborative, etc. |
Plus largement, les tendances à la médicalisation et à la diététisation de l’alimentation se renforceront. De nouvelles valeurs continueront à se mondialiser et à influencer les conduites alimentaires : la référence au « local » et à la « proximité » d’une part (figure 3), à l’environnement et au développement durable d’autre part.
Figure 3 - Exemples d’actions locales, 1991-2015
Source:Oudin et al. ;2016 ;http://tfpc.to ;www.foodandfarming.ca ;http://tyfpc.ca ; http://bristolfoodpolicycouncil.org
© FNSP. Sciences Po - Atelier de cartographie, 2016
Le commerce international de produits agricoles et alimentaires n’a cessé de progresser ces dernières décennies : en volume, il a été multiplié par sept en 50 ans. Ces quinze dernières années ont vu son centre de gravité basculer du Nord vers le Sud, de l’Atlantique (21 % du commerce intercontinental) vers le Pacifique (32 %). Cette mutation de la géographie des échanges (figure 4) est surtout le fait d’un nombre encore limité de pays : le Brésil (devenu troisième exportateur mondial) et la Chine, véritable pôle attracteur planétaire (10 % des importations mondiales environ mais jusqu’à 60 % pour le soja). D’autres pays connaissent également des dynamiques notables : Argentine, Indonésie, Malaisie, Inde, Turquie, etc.
Figure 4 - Évolution des échanges intercontinentaux : une bascule vers l’Asie et le Pacifique
© FNSP. Sciences Po - Atelier de cartographie, 2016
L’émergence de ces nouveaux géants ne contrarie pas la tendance à la dispersion du commerce international entre un nombre toujours plus important de pays : les vingt principaux importateurs représentaient, en 1960, environ 90 % du commerce mondial contre moins de 70 % aujourd’hui. Cette multiplication des flux se traduit par une diversification des produits échangés (figure 5). La part des céréales et des produits tropicaux d’exportation (café, thé, cacao) a diminué, au profit du complexe oléagineux (incluant huiles et tourteaux) et des produits considérés comme peu sensibles en termes sanitaire et d’approvisionnement (boissons non alcoolisées, produits ultra-transformés, etc.). Ces derniers sont indirectement favorisés par le fait que les pouvoirs publics portent surtout attention aux produits à risques (viande bovine) et aux « bases alimentaires » (blé, maïs, riz).
L’implication et le contrôle des pouvoirs publics sur le commerce alimentaire sont une constante, même si les outils changent : baisse limitée des droits de douane, hausse soutenue des mesures non tarifaires. Selon la Banque mondiale, ceci explique la faiblesse relative de ce que les experts appellent « l’intégration économique » : les prix agricoles à l’intérieur des frontières sont encore largement décorrélés des prix internationaux. Ce constat n’est pourtant pas un signe d’indépendance entre marchés domestiques et mondiaux. Porkka [7] résume ainsi l’évolution passée : « en 50 ans, le monde est passé de l’insuffisance alimentaire à une dépendance croissante au commerce mondial ». En 2010- 2011, 30 % de la population mondiale (20 % en 1990) vivait dans un pays important au moins 20 % de sa consommation de céréales. Dans le même temps, du fait de la structuration de chaînes globales de valeur, plus de 20 % de la valeur des exportations agroalimentaires d’un pays a été préalablement importée. Plusieurs indices, et en premier lieu l’inégalité des dotations en facteurs de production (terres, eau, travailleurs, capital) laissent penser que cette tendance à une dépendance accrue au commerce international se poursuivra d’ici 2030, en dépit du ralentissement constaté actuellement, tous secteurs confondus.
Figure 5 - Évolution du panier de biens à trois dates : 1970, 1990 et 2010 (à prix constants)
Source : auteurs d’après les données FAOSTAT
Note : commerce intra-communautaire inclus
Encadré 2 - Commodités et produits différenciés : deux logiques opposées Certains produits connaissent une différenciation qui s’explique par des qualités spécifiques recherchées par les grandes entreprises agro-alimentaires ou de la distribution, ou encore par une logique de recettes. Dans le même temps, on assiste à une « commodification » de certaines matières premières, un phénomène déjà ancien (Aashish Velkar [8] le fait remonter au XIXe siècle pour le blé) qui s’approfondit et s’étend à de nouveaux produits (poudre de lait, huile de palme). La commodification consiste à ne retenir, pour un produit donné, qu’un nombre limité d’attributs, partagés ou imposés à l’ensemble des acteurs, et permettant de définir un nombre également limité de standards ou grades. Cette réduction de l’hétérogénéité permet le mélange des lots et, le cas échéant, l’établissement de prix de référence partagés. Les conséquences de ces deux logiques sont différentes : la différenciation conduit à une multiplication et une juxtaposition de flux, en concurrence parfois très limitée, et aux prix partiellement décorrélés, alors que la commodification permet une corrélation accrue des évolutions de prix et une mise en concurrence des origines. |
Les innovations et les données sont plus mobiles que les biens, la terre et les hommes. Certaines sont au coeur des processus de mondialisation des systèmes alimentaires, notamment les technologies de l’information et de la communication (encadré 3). Par exemple, dans l’agroalimentaire, le marketing mobilise de plus en plus le big data, sous toutes les latitudes, pour toucher les consommateurs et personnaliser les publicités. Les préférences des individus sont cernées par des algorithmes traitant les traces de navigation des internautes. Accompagnant la diffusion mondiale des smartphones et de l’accès à Internet, ces techniques prédictives favoriseront la mondialisation des systèmes et des comportements alimentaires.
La mondialisation s’opère aussi par diffusion de technologies et d’équipements. Réputés modernes et efficaces, ceux-ci sont produits dans un foyer d’innovation (le plus souvent les États-Unis et l’Europe), et destinés à remplacer les dispositifs traditionnels dans le monde entier. Ainsi, un tracteur importé prend la place de la traction animale en Inde et le soja OGM supplante la polyculture-élevage en Argentine. Cette globalisation technique, qui passe souvent par une artificialisation des conditions d’arrivée, s’accompagne toujours d’une adaptation locale.
Ce processus diffusionniste s’appuie sur un régime global d’innovation porté par les budgets des multinationales (figure 7), où le brevet tient une place centrale et où les partenariats public-privé (PPP) deviennent la modalité privilégiée de financement.
Encadré 3 - Agriculture de précision et relégitimation de la Révolution verte Le terme « Révolution verte » désigne un projet de modernisation agricole reposant sur des transferts de technologie des États-Unis vers les pays de leur sphère d’influence, avec l’appui de grandes organisations philanthropiques. Elle transforme en profondeur les agricultures familiales, plus productives mais aussi plus dépendantes des intrants de synthèse. Aujourd’hui, ce modèle de développement est remis en question, notamment à cause de ses impacts environnementaux. La diffusion mondiale de ce paradigme dépendra donc, à l’avenir, de sa capacité à dégager de nouvelles pratiques de référence. Dans les années 1990, des paquets techniques rénovés ont été mis au point. Parmi ceux-ci, l’agriculture de précision s’appuie sur le GPS, les capteurs embarqués et les outils d’aide à la décision pour apporter la juste dose d’engrais ou de pesticides. Se profile, une agriculture connectée et robotisée associant flux d’informations numériques et actions automatisées, dans le but d’optimiser, d’un point de vue économique et environnemental, les interventions sur le vivant (figure 6). Ces technologies peuvent-elles être adoptées par les petites fermes familiales, qui représentent 99 % des exploitations dans le monde, comme l’ont été, dans l’après-guerre, les paquets techniques de la première Révolution verte ? La compatibilité entre ces technologies et le maintien d’une petite agriculture familiale sera un des enjeux de 2030. |
Ce mode dominant favorise certaines innovations plutôt que d’autres, avec de nombreux sentiers de dépendance et des verrouillages socio-techniques qui inhibent le développement des alternatives.
Au-delà de la circulation des innovations techniques, une autre mondialisation, plus centralisée, construit de véritables structures planétaires intégrées : systèmes d’information internationaux, plateformes de statistiques publiques et de données privées, programmes scientifiques, R&D globale des grandes firmes associant centres de référence mondiaux et pôles régionaux, réseaux de chercheurs. Ce faisant, s’élabore une « ingénierie globale », portée par l’affirmation de grandes causes planétaires : « nourrir le monde demain », « lutter contre la déforestation », « ralentir l’épuisement des ressources », « atténuer le changement climatique », etc. À ces nouveaux problèmes publics mondiaux, élaborés notamment par la communauté scientifique, répondent de nouveaux paradigmes fédérateurs, eux-mêmes de plus en plus mondiaux (ex : bioéconomie).
En réaction, des contre-tendances s’affirment : revalorisation de l’autonomie paysanne, agricultures urbaines, défense des circuits de proximité, etc. Si les outils numériques accélèrent la mondialisation, en permettant de communiquer à moindre coût, ils font aussi circuler les critiques adressées à cette mondialisation. Certaines de ces tendances se cristallisent dans de nouveaux paradigmes fédérateurs et se voulant universels, comme l’agro-écologie. D’ici 2030, l’opposition entre ces différents modèles laissera place à des hybridations, avec des convergences autour de raisonnements communs, par exemple la recherche d’un meilleur bouclage des grands cycles (eau, carbone, azote) ou la préservation de la biodiversité.
Figure 7 - Budgets de R&D, un ordre de grandeurs public-privé
Source : chiffres pour 2007, tirés de Fuglie et al., 2011, et des rapports financiers des entreprises
Influençant la mondialisation ou influencés par elle, de plus en plus de problèmes, d’abord identifiés au niveau local, sont pensés à l’échelle de la planète et énoncés comme des « défis pour le monde ». Par exemple, la dépendance aux roches phosphatées pose la question de l’épuisement, à l’horizon 2030, de cette ressource en phosphore, essentiel à la croissance des plantes et des animaux. L’état des sols du monde, substrat de la production agricole, fait aussi l’objet d’une attention particulière dans le cadre des travaux du groupe technique intergouvernemental sur les sols [9] ou de l’initiative 4 pour 1 000. Il en va de même de l’érosion de la diversité génétique et des services écosystémiques. Perçus comme des risques partagés, ceux-ci font l’objet d’une communication et de diagnostics partagés au niveau mondial (figure 8), visant à interpeller et mobiliser les acteurs.
Figure 8 - Limites planétaires par grands domaines de régulations biophysiques
Source : d’après Steffen et al., 2015. Reproduit avec la permission de l’AAAS
La représentation globalisée de ces enjeux (cartes, infographies), appuyée sur des travaux de recherche, souligne l’unicité des risques au-delà de la diversité des situations régionales. Elle met aussi l’accent sur les interdépendances existantes et sur la glocalisation des risques :
action locale, mais effet global. Leur multiplication entraîne une mise en concurrence pour capter l’attention et les moyens, et peser sur les agendas internationaux.
La mondialisation modifie les régimes de risques, par exemple en atténuant certains d’entre eux par effet de mutualisation (rôle du commerce international en cas d’aléa climatique local). Mais elle conduit aussi à l’émergence de problèmes inédits, qui n’ont de sens qu’à l’échelle planétaire. L’émergence d’un système alimentaire mondial s’accompagne de risques « systémiques globaux » : effets à grande échelle consécutifs à la propagation d’une rupture initialement circonscrite, concomitance d’événements localisés (par exemple accentuation d’une hausse des prix par des restrictions commerciales successives décidées par des États), concentration des risques sur des acteurs clés, etc. Ces effets de système rendent obsolètes les approches trop sectorisées ou centrées sur un acteur. En particulier, des défis englobants, comme le changement climatique, questionnent certaines pratiques qui ont fait leur preuve ces dernières décennies ainsi que nos capacités d’adaptation (figure 9).
La gouvernance mondiale des risques se consolide. Cette dynamique est particulièrement marquée en santé animale, avec la mise en place d’une doctrine globale (One Health) et de nombreux instruments, profitant de la fluidité offerte par les technologies de communication : bases de données partagées, structuration de réseaux de surveillance et d’alerte, programmes de recherche, etc. Cependant, cette gouvernance est confrontée à des tensions entre stratégies unilatérales et gestion collective. Il en va de même pour les risques économiques : la stabilisation des prix domestiques est un objectif, souvent prioritaire, qui peut se faire au détriment des intérêts commerciaux [10] . Si les progrès sont plus nombreux que les reculs, l’hypothèse d’un reflux de la coopération internationale, par perte de confiance ou accumulation de tensions (notamment géopolitiques) n’est pas à exclure.
Encadré 4 - Les « risques émergents » Les « risques émergents » sont des dangers identifiés depuis peu, porteurs d’incertitudes quant à leurs effets sur la santé, l’environnement, ainsi qu’en matière d’exposition (perturbateurs endocriniens, nanotechnologies, etc.). Ils sont des objets de controverses scientifiques et de préoccupations sociétales. Mobilisant surtout des acteurs des pays développés, ces « risques émergents » pourraient devenir un sujet majeur de collaboration scientifique mondiale d’ici 2030 : en effet, ils interrogent les méthodes actuelles de détection, d’évaluation et de gestion, héritées de générations antérieures de dangers. Ils sont également perçus comme de véritables problèmes politiques, appelant l’intervention des autorités publiques, de plus en plus associées à des acteurs privés. Enfin, ces « risques émergents » sont un défi pour le commerce, un sujet de friction entre protection sanitaire des populations et disciplines commerciales internationales. |
La mondialisation des systèmes alimentaires est aussi le résultat de volontés et de stratégies d’acteurs interconnectés, insérés dans un jeu complexe de relations de pouvoir : organisations internationales, États, firmes multinationales, grandes ONG, fondations, etc.
Les préoccupations de sécurité alimentaire et de production agricole sont très anciennes. Aujourd’hui encore, elles sont des motifs d’action et des leviers d’influence pour les organisations internationales et les États. Les réflexions du groupe MOND’Alim ont confirmé cette place essentielle des problématiques agricoles sur l’agenda international, polarisées par la question alimentaire, notamment suite à la crise de 2007-2008. Si les « émergents » occupent désormais des positions stratégiques dans les échanges internationaux agricoles, ils s’affirment aussi de plus en plus sur la scène diplomatique. Leurs entreprises se positionnent dans les classements internationaux et ils peuvent miser sur l’excellence scientifique ou la coopération Sud-Sud (Brésil, Chine, Inde). Ces États revendiquent également un rôle plus important dans les relations multilatérales, que ce soit au sein des organisations internationales historiques ou en créant leurs propres institutions, pour mieux concurrencer les positions des pays occidentaux. Demain, le nombre d’États avec lesquels il faudra compter continuera de croître et les voies de leurs stratégies agricoles et alimentaires se diversifieront.
L’influence des firmes dans la mondialisation alimentaire est également croissante. Leur capacité à structurer les chaînes globales de valeur ( à travers notamment des standards et la mise en concurrence des territoires) et à influencer les négociations internationales (expertise, lobbying, etc.) est une tendance lourde, renforcée par des effets de concentration (figure 10), et ce même si leur implantation dans les pays en développement est parfois encore limitée (figure 11). Dotées de moyens parfois supérieurs à ceux de nombreux États, elles sont devenues parties prenantes de la gouvernance alimentaire mondiale [11] . Ce pouvoir économique n’est pas récent, mais il s’est renforcé et est devenu apparent, reconnu, légitimé par les acteurs publics traditionnels, par exemple dans le cadre de partenariats public-privé (encadré 6).
L’influence des grandes ONG se renforce également. De plus en plus actives, sollicitées et institutionnalisées, elles sont confrontées à des contradictions : porte-paroles du Sud et des « petits » (paysans, consommateurs, etc.), dotées de capacités d’expertise et de mobilisation reconnues, capables de peser sur les stratégies des organisations internationales, des nations et des firmes globales, elles sont simultanément questionnées sur leur indépendance et accusées de faire le jeu de la globalisation.
Enfin, on note l’implication croissante, dans les régulations mondiales, des territoires, et en particulier des métropoles (figure 3). Les pouvoirs métropolitains, forts de la masse des citoyens qu’ils représentent et de leur centralité logistique, pèsent de plus en plus dans les systèmes alimentaires.
Au total, l’affirmation du « privé » (économique ou non) et ses implications croissantes aux côtés du « public », rendent les limites entre catégories d’acteurs de plus en plus floues et leurs partenariats de plus en plus instables. Tous interviennent au-delà de leur domaine initial : entreprises participant à la définition de politiques publiques, États portant des enjeux économiques dans leurs relations diplomatiques, ONG certifiant les produits de certaines entreprises, etc. Ce mélange des rôles accentue les tensions, dans la mesure où chacun est susceptible d’être contesté, sur sa propre spécificité, et fait de l’enjeu de légitimité (efficacité, représentativité, scientificité, etc.) une préoccupation partagée.
Encadré 5 - Le partenariat public-privé, nouveau modèle de l’aide au développement ? Le partenariat public-privé (PPP) se développe tant au niveau des organisations internationales que des agences de coopération gouvernementales, les entreprises privées étant aujourd’hui les seules capables de pallier l’insuffisance des investissements publics [12] . Ce PPP repose fréquemment sur le modèle économique dit de la « base de pyramide », selon lequel les multinationales peuvent réaliser des profits importants en proposant massivement des produits adaptés aux nombreuses populations à faible revenu. Les entreprises y trouvent un terrain d’application pour leurs politiques de responsabilité sociale et environnementale. Le secteur associatif est souvent partie prenante de la démarche [13] . Nombres de PPP, en particulier ceux d’envergure multilatérale et macro-régionale, à l’image de Grow Africa, bénéficient également de l’appui et des financements des grandes fondations privées. |
Figure 11 - Implantations des établissements McDonald’s :une multinationale encore largement occidentale
Source : McDonald’s, Financial Information Workbook, 2014,www.aboutmcdonalds.com
© FNSP. Sciences Po - Atelier de cartographie, 2016
S’il a fait preuve par le passé de sa capacité à surmonter les blocages, le multilatéralisme est aujourd’hui fragilisé et de plus en plus concurrencé. Ce principe de gouvernance, à vocation universelle, qui permet à chaque État membre de faire valoir sa voix, est contourné par la prolifération d’accords de partenariats bilatéraux, régionaux, voire méga-régionaux, composant une gouvernance éclatée dont les accords de l’OMC restent pourtant le socle commun. De plus, élargie aux grands émergents, la « diplomatie de club » a été relancée par le G20, suite aux crises financières et alimentaires de 2007-2008. Enfin, des initiatives hybrides ont émergé dans les années 2000 et 2010, associant États et organisations internationales, mais aussi ONG, collectivités locales et entreprises privées (Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition, GACSA, etc.). Ainsi, pour un sujet tel que l’avenir de l’élevage, les lieux de discussion, de coopération et d’influence se sont notablement multipliés (figure 12).
Avec la multiplication des accords de partenariat économique, les États ont progressivement réduit les droits de douane. Le défi est désormais celui de la convergence normative en matières technique, sanitaire et phytosanitaire, mais aussi sociale et environnementale. Afin de réduire les coûts de ces « barrières non tarifaires », les États ont la possibilité d’harmoniser leurs normes ou bien d’en reconnaître mutuellement l’équivalence, tout en protégeant celles qui reflètent des « préférences collectives » jugées légitimes. Cette tension entre facilitation du commerce et protection de choix sociétaux plus ou moins explicités alimente la défiance croissante d’une partie des opinions publiques contre ces accords d’un nouveau genre (TTIP, CETA).
Cette « bataille » normative est aussi d’initiative privée. Face aux demandes croissantes de garanties sanitaires et de durabilité, plusieurs dizaines de standards privés internationaux ont vu le jour (par ex. GlobalGAP). Définies et promues par des coalitions d’acteurs globaux (entreprises privées, grandes ONG), fédérées au sein d’initiatives telles que GFSI ou ISEAL, ces normes privées facilitent le contrôle des chaînes d’approvisionnement et contribuent à standardiser des produits et des pratiques initialement différenciées. Ce faisant, elles influencent les rapports de force et la répartition de la valeur ajoutée au sein des filières (encadré 2).
Encadré 6 - Vers un encadrement plus strict des activités des multinationales ? Suite à la dérégulation des années 1980 et 1990, les entreprises privées agricoles et agro-alimentaires ont largement bénéficié de nouveaux terrains d’investissement tirant parfois profit de faiblesses institutionnelles locales. En réponse, la volonté d’encadrer plus strictement les entreprises globales s’est fait jour et pourrait se renforcer à l’avenir. Cette tendance s’est manifestée notamment pour réguler les acquisitions foncières de grande échelle. Le groupe de travail inter-agences GTIA (FAO, FIDA, CNUCED, Banque mondiale) a adopté, en 2011, les « Principes pour un investissement agricole responsable », et le Comité pour la sécurité alimentaire des « principes pour un investissement responsable dans l’agriculture et les systèmes alimentaires », en 2014. Ces initiatives, comme celles visant à réguler la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, constituent des règles non contraignantes pour le secteur privé. Dans ce contexte, les appels visant à considérer les multinationales comme des acteurs du droit international, au même titre que les États, se font de plus en plus nombreux, de même que ceux promouvant un droit de la concurrence permettant de pallier les faiblesses des juridictions nationales faces à des entreprises au champ d’action global. |
Figure 12 - Espace d’influence en matière d’élevage
Source : compilation des auteurs à partir du rapport CGAAER 2015
© FNSP. Sciences Po - Atelier de cartographie, 2016
Cette tendance à multiplier les sujets de délibération et les arènes de discussion est une réponse aux nombreux défis adressés aux systèmes alimentaires mondiaux : volatilité, pauvreté, faim, emploi, environnement, logistique, changement climatique, etc. En les regroupant sous une même bannière, les nouveaux Objectifs du développement durable des Nations unies (adoptés par 193 États membres en 2015), dessinent une feuille de route partagée jusqu’en 2030. Avec 17 objectifs et 169 cibles, ils dévoilent aussi la myriade de thèmes à traiter et questionnent la capacité des États à pouvoir relever autant de défis à la fois, quand les résultats du précédent cadre (les Objectifs du Millénaire pour le Développement), ont montré des résultats mitigés pour une ambition pourtant moindre.
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Les développements qui précèdent permettent de distinguer deux grands processus de mondialisation. En premier lieu, on observe une mondialisation par flux, circulation et diffusion, qui concerne les hommes (migrants, touristes, chercheurs), les biens (produits alimentaires, semences, containers), mais aussi des éléments immatériels. Les concepts de plats (couscous, hamburger), les paradigmes (« progrès agronomique », « bonne gestion des risques », etc.) et les valeurs (durabilité, localisme, santé) circulent également. Cette intensification des flux utilise des canaux qu’elle contribue à renforcer : routes maritimes et lignes aériennes, Internet et réseaux d’échange de données, etc. La massification des données et des circuits d’information est, à ce titre, particulièrement importante. Les arènes de négociation internationales, les protocoles normalisés en sont d’autres vecteurs. La mondialisation s’appuie sur ces infrastructures, souvent méconnues, mais dont la maîtrise est un enjeu de pouvoir.
En second lieu, on observe une mondialisation par globalisation : des acteurs comme Danone, Cargill, Bayer ou la Fondation Gates pèsent sur l’évolution des systèmes alimentaires, en déployant des stratégies planétaires déclinées au niveau local. La consolidation de grands programmes de recherche internationaux et l’émergence de gouvernances hybrides concourent à cette globalisation. Celle-ci transparaît aussi avec l’émergence, lente, d’une « société civile mondialisée ». L’échelle du globe est une référence de plus en plus explicite, par opportunité ou par nécessité (pour penser le changement climatique ou certaines épizooties). Dans ce cas, la mondialisation n’est plus seulement une somme de flux désordonnés et dé-centralisés, mais la structuration consciente et organisée d’une sphère supérieure d’action.
Diffusion et globalisation : ces deux logiques concourent à l’émergence d’un système alimentaire mondialisé. Cette tendance lourde se maintiendra dans les prochaines années, même si le rejet de la mondialisation se fait de plus en plus sentir, dans certains milieux,et si des moteurs de son expansion passée connaissent une phase d’essoufflement, à l’instar du commerce international. Les indicateurs permettant d’établir des comparaisons intersectorielles montrent que la « mondialisation alimentaire » est, d’un point de vue économique, moins avancée que dans d’autres secteurs. La segmentation des chaînes de valeur ou l’importance des capitaux étrangers y sont par exemple moins développées que dans le monde industriel. Les innovations semblent aussi s’y diffuser moins vite.
La mondialisation alimentaire est en revanche plus poussée au plan politique. L’alimentation reste un marqueur culturel et identitaire fort dans de nombreux pays, et un enjeu de sécurité et de stabilité politique et sociale pour d’autres. Elle est aussi liée à de nombreux « problèmes publics » (santé-nutrition, climat, biodiversité, eau, sols, pauvreté, etc.) difficilement maîtrisables. Plus que d’autres, cette mondialisation alimentaire est donc sensible.
La mondialisation est source d’opportunités. Elle accélère la circulation des idées et des innovations, elle permet de mieux manger (sécurisation des approvisionnements, diversification des apports, baisse des prix), de partager des solutions et d’expérimenter de nouveaux produits ou des techniques de culture ou d’élevage, d’accéder à d’autres modèles alimentaires. Comme on l’a vu, la diffusion des innovations et des conduites alimentaires s’accompagne moins d’une uniformisation que de ré-interprétations et d’hybridations locales. Elle augmente, plutôt qu’elle ne diminue, les options accessibles aux acteurs qui en ont les moyens. Elle atténue aussi certaines tensions locales. Le commerce international mutualise certains risques, comme les aléas climatiques localisés, allège les pressions sur les ressources en eau ou en terre. Elle facilite aussi une meilleure gestion d’autres risques (épizooties par exemple), à condition de disposer d’une gouvernance efficace.
Dans le même temps, la mondialisation menace certains systèmes sociaux et culturels, qui peinent à exister dans cette mise en concurrence des économies, des acteurs et des enjeux. La mondialisation a ses exclus, comme les petits producteurs incapables de s’aligner sur les standards privés. Elle se traduit par des verrouillages socio-techniques qui conduisent à un appauvrissement agronomique global, à l’instar de la diversité cultivée qui a dangereusement chuté ces cinquante dernières années. La mondialisation engendre aussi des risques nouveaux : financiarisation, fraudes planétaires, concentration dans certains secteurs, etc.
Au-delà de ses avantages et inconvénients, la mondialisation traduit la prise de conscience d’une « communauté de destin » : le sentiment que nous partageons une seule et même planète. La construction d’enjeux politiques globaux, appuyée sur une recherche mondialisée, contribue à cette conscience partagée : lutte contre le changement climatique, déforestation, insécurité alimentaire, obésité, etc. Cette conscientisation d’une destinée planétaire n’efface cependant pas la diversité des intérêts, la pluralité des perceptions et des valeurs, la concurrence des légitimités. Elle peut conduire autant à la convergence des efforts qu’à la multiplication de mesures unilatérales, à l’accumulation de tensions voire de conflits.
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Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] Claquin P., Martin A., Deram C., Bidaud F., Delgoulet E., Gassie J., Hérault B., 2017, MOND’Alim 2030, panorama prospectif de la mondialisation des systèmes alimentaires, Paris, La Documentation française.
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[2] Malassis L., 1979, Économie agro-alimentaire (t.I). Économie de la consommation et de la production agroalimentaire, Cujas, Paris.
[3] Bricas N., Lamine C., Casabianca F., 2013, « Agricultures et alimentations : des relations à repenser ? », Natures Sciences Sociétés, 21, pp 66-70.
[4] Fischler C. (dir.), 2013, Les alimentations particulières. Mangerons-nous encore ensemble demain ?, Odile Jacob.
[5] 5. Sanchez S., 2008, « Frontières alimentaires et mets transfrontaliers : la pizza, questionnement d’un paradoxe », Anthropologie et Sociétés, vol. 32, n° 3,pp 197-212.
[6] Giddens A., 1994, Les conséquences de la modernité, L’Harmattan.
[7] Porkka M., Kummu M., Siebert S., Varis O., 2013, From Food Insufficiency towards Trade Dependency : A Historical Analysis of Global Food Availability, PLoS ONE, 8(12).
[8] Velkar A., 2010, “ ‘Deep’ integration of 19th century grain markets : coordination and standardization in a global value chain”, Economic History WorkingPapers, 145/10, London School of Economics and Political Science.
[9] FAO, ITPS, 2015, Status of the World’s Soil Resources (SWSR). Main Report, Intergovernmental Technical Panel on Soils, Rome.
[10] Gouel C., 2014, Trade policy coordination and food price volatility, CEPII Working Paper 2014-23.
[11] Basso O., 2015, Politique de la très grande entreprise. Leadership et démocratie planétaire, PUF.
[12] Devin G., Placidi-Frot D., 2011, « Les évolutions de l’ONU : concurrences et intégration », Critique internationale, 4/2011, n° 53
[13] Binet N., 2014, « Le rôle des entreprises et des fondations privées dans la gouvernance mondiale agricole et alimentaire », Mondes en développement, 165.