« Le pilotage du développement-durable », Michel MOUSEL, 2005
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Résumé
Contestant d’emblée la vision « dégradée, anesthésiée et désamorcée » qui est habituellement celle du « développement durable », l’article, publié en 2005 par Michel Mousel, co fondateur de cette Encyclopédie, s’attache à redéfinir les bases de cette notion – qui n’est « ni un rafistolage du développement », « ni un relookage de l’environnement ». Il s’agit de promouvoir une autre vision du développement et de la démocratie, et de mettre en place un processus collectif permettant de résoudre sans violence les contradictions et conflits possibles entre trois objectifs majeurs : l’extension des droits individuels et collectifs (à la santé, au logement, à l’emploi …), l’équité d’accès à ces droits, et la fin de l’épuisement des ressources naturelles . D’où le titre de l’article : « le pilotage du développement-durable ».
L’essentiel du texte s’attache à expliciter tout ce que cette conception et ce pilotage supposent en termes d’éthique, de limitation de la domination économique, de fonctionnement des marchés, de conduite des politiques publiques, de décentralisation, et surtout de démocratie participative et d’implication de la société civile. Ecrit trois ans après la Conférence de Johannesburg, dont l’auteur a coordonné la participation française, il plaide dans sa dernière partie, pour une nouvelle gouvernance mondiale de l’environnement – avec, en particulier, la mise en place d’une véritable Organisation des Nations Unies pour l’environnement – qui n’existe toujours pas en 2020. La dernière phrase de l’article évoque « la relation nécessaire à établir entre l’environnement et la propagation des maladies infectieuses ». C’est dire toute l’actualité de cet article majeur.
Cet article a été publié en 2005 aux Editions « La Découverte » dans le numéro 41 de la revue « Mouvements » dont le titre était ’ Développement durable ou décroissance sélective ’.
Auteur·e
a exercé ses activités professionnelles dans les domaines de l’administration économique et financière et dans celui l’environnement – en dirigeant notamment la Mission Interministérielle de l’Effet de Serre (1997–2002) .
Il a également assumé des responsabilités syndicales, politiques et associatives, a fondé l’association 4 D en 1993 et en a été longtemps le président.
Président du Comité français pour le ’Sommet mondial du développement durable’ de Johannesburg en 2002.
Le pilotage du développement-durable [1]
Il convient de le préciser d’emblée : le développement-durable dont il est question ici n’a rien de commun avec la version dégradée, anesthésiée et désamorcée du même vocable, qui participe au bruit de fond de l’actuelle communication de toutes sortes d’institutions publiques ou privées. Celle qui sert, un peu trop facilement, de faire valoir à une critique du concept, souvent bien intentionnée mais conduisant finalement trop souvent à en nier le caractère concrètement subversif. Et donc à contribuer à son tour à le vider de son contenu, participant ainsi à ce qui le menace de la manière la plus redoutable : l’exfiltration de toute sa portée de renouvellement radical de la manière de concevoir et organiser la réponse aux périls qui menacent aujourd’hui l’humanité.
Le développement-durable n’est donc ni un rafistolage du « développement » tout court comme on l’entend dans le vocabulaire des institutions internationales, ni un relookage du thème de l’environnement, encore moins un synonyme de croissance (même affublée de « durable », ineptie par excellence).
Il redonne d’abord un sens au développement, sens perdu dans les pratiques d’un demi-siècle de politiques du même nom et leurs échecs, dans la confusion entretenue avec la croissance matérielle par inversion entre la fin et les moyens. Pour revenir à l’essentiel et s’affranchir des définitions tautologiques, il s’agit
- d’élargir constamment les droits reconnus aux individus et aux collectivités dans l’ordre de l’épanouissement physique et intellectuel (droits à au-delà des droits de contenus dans les déclarations historiques, auxquels il faut bien sûr toujours veiller) : ainsi au logement, à l’eau, à l’éducation, à la santé, à l’accès aux biens culturels ;
- de rechercher l’équité dans le respect de ces droits et notamment dans l’accès aux biens et services qui le rendent possible, alors que nous vivons dans un système basé sur l’inégalité, fondement de cette croissance à la recherche sans fin d’un « rattrapage » ;
- d’assurer un règlement des conflits et contradictions naissant de ces exigences qui exclut la violence physique et l’hégémonie d’une minorité , ce qui veut dire en particulier le progrès de la qualité de la démocratie.
Ce triple objectif est aujourd’hui menacé de deux façons. D’abord, faute d’être complètement reconnus dans leur plénitude, chacun de ces principes est l’objet des attaques de ceux qu’ils dérangent, particulièrement dans des situations de crise comme celle que nous traversons. Ensuite, à force d’avoir confondu la fin et les moyens, fait de la consommation de biens matériels l’alpha et l’oméga du « progrès », ignorant les avertissements qu’elle a reçus sur son usage des ressources humaines et naturelles pendant le demi siècle écoulé, notre société est non seulement déboussolée mais continue à foncer dans un mur qui pourrait bien être fatal : épuisement de ressources, désastre climatique, mutation génétiques incontrôlables. L’aveuglement suprême consiste à penser la réponse au péril annoncé en aggravant les menaces contre le développement ainsi conçu (par exemple, faire la guerre pour le contrôle des ressources pétrolières). Ce type d’enchaînement caractérise le développement comme non durable ou non soutenable : il s’enferme dans un cercle vicieux autodestructeur. Du coup il perd lui-même son identité. Elle ne sera pas restaurée si l’on ne s’empresse pas de corriger la trajectoire avant d’avoir percuté le mur.
C’est pourquoi en ce sens il n’y a de développement possible que durable, « sinon rien » comme dans une célèbre publicité. D’où le trait d’union : le développement-durable, ce n’est pas le produit d’un simple qualificatif ajouté (comme on ne le fait que trop avec n’importe quel substantif souvent pour cacher la vacuité du contenu : ville, mobilité, production, et même consommation… tout cela « durable »), c’est un changement de paradigme dont les deux termes sont indissociables.
Encore faut-il définir ce qui, au-delà de ces trois composantes qui donnent sens au développement, constitue le développement-durable, c’est-à-dire lui permet d’échapper à ces risques, de redresser la barre ou encore de renverser le cercle vicieux :
- d’abord une éthique fondée sur le respect que doit l’homme à ce qui l’environne et à quoi il appartient en même temps : d’une part le vivant avec tout ce qu’il contient (notamment les écosystèmes et la diversité biologique) et plus généralement les ressources ; d’autre part l’humanité elle-même dans ses multiples aspects, où les respect va de celui que se doivent réciproquement les deux genres à celui dû à toutes les formes de la diversité humaine, sociale, culturelle, ethnique ;
- complétée par le principe de partage : seule alternative aux affrontements pour l’accaparement de ressources (notamment énergétiques) limitées ou à limiter, l’occupation des espaces raréfiés, le retour à une empreinte écologique acceptable, etc.
Respect + partage peuvent être considérés comme une formulation beaucoup plus explicite de la définition abondamment citée du rapport Brundtland avec sa double solidarité générations présentes – générations futures. - l’ensemble étant mis en œuvre dans des stratégies qui appréhendent de manière cohérente les domaines d’action traditionnellement séparés, et notamment ,le social, l’écologique et l’économique. La trilogie a eu un certain succès, dont nous sommes quelques-uns à porter la responsabilité. Elle n’en réclame que plus de vigilance dans son emploi : en vertu de ce qui vient d’être dit, chaque terme n’y occupe pas une place équivalente.
Aujourd’hui, et c’est un signe de notre éloignement du développement-durable, l’économie, devenue objectif pour soi, se taille la part du lion. Au contraire, « il s’agit de « borner » l’activité économique, de l’insérer dans l’ensemble des activités sociales, de l’encastrer par des dispositifs favorables au développement social et humain et à sa soutenabilité écologique. Le caractère anti productiviste de cette alternative tient d’abord au fait de ne pas mettre la croissance d’ordre économique au premier plan, en la considérant comme un objectif en soi (un but intermédiaire primordial) - ce qui n’implique pas nécessairement qu’elle soit négative au Nord et a fortiori partout. Il se manifeste surtout dans le fait de ne pas soumettre à la logique marchande les conditions de travail et les prélèvements sur la nature, qui s’inscrivent ou sont occasionnées par la production de marchandises » [2]. Il s’agit donc de remettre l’économie à sa place pour qu’elle soit moyen pour les droits, leur accès, le respect, le partage . [3]
Comment cette remise sur pied du développement par un authentique développement durable est-elle possible ? Elle ne l’est évidemment pas par le simple fonctionnement du marché qui, outre le fait d’être une abstraction purement idéologique sans existence réelle, présente dans ce qui en est la version pratique – c’est à dire l’économie marchande dominant l’ensemble des relations, des contradictions essentielles avec le projet qui vient d’être décrit. Ce qui ne signifie pas qu’il faille globalement rejeter ou diaboliser tout rôle du marché (l’histoire est pleine des conséquences de ce dogmatisme symétrique), mais que lui-même ne peut qu’être subordonné à cette forme particulière d’intérêt général que la ou les société(s) vont définir en choisissant les contenus concrets pour elles du développement-durable.
Il y a donc bien une exigence de pilotage par des mécanismes publics, des stratégies et des programmes d’action ; mais ceux-ci doivent obéir à des caractéristiques qui les rendent totalement compatibles avec les principes de base qui viennent d’être énoncés.
Relèvent en effet de la décision , de la gestion et de l’évaluation publiques :
- La définition des droits et la garantie de leur exercice ;
- La mise en oeuvre des moyens accessibles à tous et qui en assurent l’effectivité ;
- Les procédures qui permettent de prendre en compte pacifiquement et démocratiquement les intérêts en présence et d’arbitrer entre eux ;
- Les règles, les normes, les signaux, les systèmes d’observance, de nature à assurer ce qui vient d’être identifié comme relevant du « respect » [4] ;
- Les mécanismes , notamment redistributifs de type financier et fiscal, qui permettront de donner corps à l’objectif de partage ;
- L’organisation des institutions, des projets politiques et des activités de recherche de manière à permettre la construction de stratégies de développement-durable intégrant au moins les trois dimensions sociale, économique et écologique, et plus largement permettant une approche transversale, pluridisciplinaire de tous les domaines de la connaissance et de l’action qui leur sont nécessaires.
En même temps, il ne suffit pas d’affirmer haut et fort le caractère incontournable de cette responsabilité publique, encore faut-il qu’elle s’organise de manière cohérente avec les objectifs poursuivis. On identifiera au moins quatre grandes implications de cette cohérence : l’articulation des différents niveaux (pour simplifier disons : territoriaux ; l’exercice de la citoyenneté ; la représentation des acteurs, problème distinct du précédent, l’architecture institutionnelle.
- 1 - Du point de vue de son champ d’application géopolitique : ce pilotage concernant chacun de ces éléments s’effectue simultanément à toutes les échelles territoriales , du local au mondial . Il obéit aux mêmes principes et règles (« la gouvernance est un problème fractal » dit Pierre CALAME [5]). Evidemment la construction institutionnelle correspondante relève d’une certaine complexité. Mais elle dispose d’une trame commune , la citoyenneté (autour de laquelle doit s’organiser la subsidiarité (cohérence « descendante » et la coopération (cohérence « ascendante »).
D’une certaine manière, l’agenda 21 de Rio a témoigné d’une forte intuition de cette nécessité, d’abord en constituant par lui-même une sorte de code de conduite applicable de manière générale à toutes les politiques et actions de développement-durable, et en poussant l’exercice jusqu’à appeler à sa propre application au niveau local, à travers les agendas 21 locaux. Bien que l’expérience au moins en France soit encore trop limitée et mal connue [6], elle montre cependant clairement que, déjà dans ce cadre des agendas 21 locaux, on est confronté à toutes les questions de pilotage qui viennent d’être évoquées, et donc aussi à leurs difficultés, solutions ou échecs que l’on retrouve aux autres niveaux.
- 2 - Ce pilotage doit donc procéder d’une expression aussi complète que possible de la volonté des citoyens, pour chaque niveau.. « La réflexion sur la démocratie combine deux entrées : la démocratie considérée comme une exigence et une valeur, et donc comme un choix politique ; la démocratie considérée comme un modèle de fonctionnement des institutions » [7]. La formule est particulièrement applicable au développement-durable pour qui la fonction citoyenne est à la fois un principe de base et la seule façon , au bout du compte, de résoudre les contradictions qui lui sont inhérentes. De ce point de vue il appelle l’institution de formes nouvelles de démocratie qui, sans exclure le rôle de la démocratie représentative, ne s’y résument pas non plus et incluent des formes de délibération directe. L’échelle de la proximité ne joue dès lors pas seulement pour les actions et les décisions relevant de la vicinalité. La délibération des citoyens de base ne concerne pas seulement le gouvernement du local, même si c’est lui qui, initialement , en constitue le facteur déclenchant : en tant que citoyen de mon village autant que du monde, je veux m’exprimer autant sur l’énergie qu’on me fournit que sur celle qui occupe les sommets planétaires. C’est ce que j’appellerai le principe de transitivité citoyenne.
- 3 - Il convient de veiller à ce qu’il n’y ait pas cependant de confusion entre cet acte majeur, fondateur de la démocratie, et les pratiques relevant du dialogue et de la concertation qui en sont l’un des moyens tout à fait nécessaires d’ailleurs : entre les détenteurs de la souveraineté publique et la pluralité des formes organisées de citoyens concourant sectoriellement aux décisions à prendre dans chacun des domaines (des entrepreneurs aussi bien que des syndicats, des associations agissant dans les champs social et culturel, des organisations de la société civile travaillant dans le domaine de l’écologie, ou dans celui de la solidarité internationale. Le terme « concertation » peut recouvrir d’ailleurs une large gamme de rapports collectifs, depuis la fonction critique (inhérente au contenu du développement-durable) jusqu’à des formes de décision partenariales (qui peuvent être une des voies pour le mettre en œuvre, dès lors qu’elle est consentie comme l’un des possibles par les uns et les autres et qu’elle n’annihile pas la critique).
Mais cela n’est possible que si la primauté de l’organe représentatif de la collectivité (ou de l’intérêt général) est admise. Cette question se pose particulièrement dans les rapports avec les entreprises qui, du local au mondial (on pense ici aux problèmes posés par le « Global Compact » au statut mi-onusien, mi-privé) sont facilement attirées par des formes de « partenariat » qui relèvent de la confusion des rôles. Il faut être bien aveugle pour croire que la réponse dépend de leur statut public ou privé :depuis longtemps nous n‘avons plus à chercher loin les exemples d’entreprises dont l’actionnariat est public et qui ne se comportent guère dans l’esprit du développement-durable…
Les entreprises jouent un rôle majeur dans la mise [ou non mise] en œuvre du développement-durable, or elles (ou leurs maisons mères, ou leurs filiales) sont aussi des lieux de décision qui ont une certaine autonomie par rapport à tout lieu de pouvoir. De surcroît elles ont naturellement tendance, même sous la rhétorique d’ »entreprises citoyennes » à être les premières à privilégier la place de l’économie et s’en proclamer porte-parole. Les deux conflits, d’autorité et de compétence, ne sont jamais loin, il faut en être conscient, et la fonction critique de la société civile doit toujours être en éveil, sa contribution au débat contradictoire toujours présente. Elles peuvent être partenaires ou adversaires, mues par un réel souci de réputation ou de plus prosaïques techniques de communication mais en tout état de cause, la concertation ou le partenariat ne doivent pas camoufler un glissement de responsabilité vers elles du pouvoir issu de la délibération démocratique.
Le piège de la confusion est toujours latent à tous les niveaux, on l’a particulièrement remarqué à Johannesbourg. Que des entreprises, des réseaux d’entreprises participent à l’ensemble des dialogues ouverts entre institutions publiques et privées n’a en soi rien que de très souhaitable. Mais que cela conduise à instaurer une sorte de cogestion entre le secrétariat général de l’organisation internationale et les grandes multinationales d’un certain nombre des normes de comportement que celles-ci doivent respecter au nom du développement-durable pose beaucoup plus de problèmes, surtout dans un temps où la place des Nations Unies dans la gestion des affaires économiques est pour le moins discutée, et où les « partenariats public-privé » sont prônés comme un moyen particulièrement prisé d’application des orientations définies : à un certain moment on ne sait plus bien qui fixe les normes et désigne les référentiels…Une définition préalable, dotée d’un contenu juridique précis, des responsabilités respectives des uns et des autres est nécessaire ; en ce qui concerne l’accès aux services essentiels, une initiative de ce type a été lancée par les représentants de la société civile française au même sommet, soutenue par les Philippines, l’Afrique du Sud et le Brésil et reprise récemment par deux agences des Nations Unies [8] dans la perspective de la relance des objectifs du millénaire. Tout cela est évidemment à mettre en rapport avec les problèmes de pilotage mondial dont on traitera plus loin .
- 4 - La question de l’architecture institutionnelle propre à diriger des politiques de développement-durable est essentielle. Les meilleurs dispositifs de participation citoyenne sous quelque forme que ce soit resteront inopérants s’ils n’agissent pas sur des institutions pertinentes et efficaces pour donner corps aux analyses, aux décisions et aux évaluations.
C’est nécessaire au niveau local ; il est inutile d’organiser des ateliers, des forums, de commissions etc ; pour faire progresser le développement-durable au travers des Agendas 21 , s’ils ne sont pas relayés par un exécutif efficace pour la mise en œuvre des décisions, ayant compétence sur tous les volets concernés. Souvent, cela passe par une réorganisation des administrations locales et une mobilisation du personnel de la collectivité faisant sauter les cloisonnements entre services, entre bureaux des agences, entre commissions. Même si l’extension des politiques d’environnement peut être une voie initiale vers le développement-durable, il faut qu’à un moment le cordon ombilical soit coupé ,au niveau du responsable politique comme à celui des services administratifs. Il en résulte en général un enrichissement des tâches et une meilleure qualité du travail. Cela signifie aussi que le n°1 de l’exécutif, maire ou président, est effectivement chargé de la mise en œuvre d’une stratégie de développement-durable, d’un agenda 21.
Les mêmes exigences sont à satisfaire au niveau de l’Etat national ou , pour ce qui concerne notre continent, le niveau européen. S’agissant de l’Etat national, on mesure aisément le degré de volonté politique en faveur du développement-durable, par-delà les discours, à l’aune de l’extraordinaire pusillanimité réformatrice du fonctionnement gouvernemental.
On pourrait attendre beaucoup en la matière du niveau européen, à la fois parce qu’on pourrait espérer qu’il n’est pas encore empêtré dans les impedimenta bureaucratiques (mais combien dans le maquis lobbyiste), et parce qu’il a fait preuve d’une réelle efficacité , jusqu’aux plus récentes années, dans le domaine environnemental ; or, si une stratégie européenne a pu être rédigée et adoptée (avec un volet interne et un volet externe), avec un contenu reflétant un effort non négligeable pour couvrir le champ du développement-durable, son application est restée très limitée, comme la précédente Commission l’a elle-même reconnu. Le fait d’atteindre une certaine performance environnementale ne suffit donc pas, notamment si les autres secteurs concernés – énergie, transports, agriculture, coopération – ne sont pas conduits à adopter des stratégies coopératives, si la politique fiscale est entravée par l’unanimité et si l’initiative parlementaire bute sur la limitation de la co-décision. Voilà en tout cas des questions dont il eût été utile de discuter, tant en 2004 qu’en 2005, de celles que j’avais essayé de mettre sur la table à l’automne 2003. »
Quatre conditions doivent être réunies en se servant ou non du nouveau dispositif constitutionnel selon le sort qui lui sera réservé :
- Une autorité transversale au sein de l’exécutif européen chargée du développement durable ;
- L’abolition de l’unanimité pour les matières qui ont trait à chacune des politiques évoquées ci-dessus – y compris les moyens financiers d’accompagnement, bien sûr ;
- L’application de la codécision à ces mêmes matières ;
- Et surtout, l’ouverture d’espaces pour que les citoyens puissent s’exprimer directement et articuler le niveau local du développement durable avec les autres niveaux et tout particulièrement européen.
Ce que nous essayons de faire en termes de démocratie participative dans le cadre des Agendas 21 locaux doit-il s’arrêter là ? Et d’ailleurs, si nous avons des sortes d’Etats Généraux du Développement Durable au niveau local, n’auraient-ils pas vocation à traiter aussi des questions des autres niveaux ? Il serait dès lors légitime que ceux-ci, notamment l’européen , mettent en place un processus de remontée de l’initiative
du »bas » vers le »haut », et reconnaissent d’autre part explicitement le droit à une expression autonome de la société civile. » [9] .
A l’échelle mondiale, ces questions se posent de manière à la fois plus cruciale dans la mesure où la conscience de l‘urgence s’y est fortement manifestée, tout à fait nouvelle puisque sans référence existante, et d’autant plus complexe qu’intimement liée à la problématique d’ensemble de l’avenir du système des Nations Unies.
La genèse du développement-durable s’est faite pour l’essentiel dans un cadre onusien : celui des grands sommets internationaux, du rapport Brundtland, ou encore de la petite commission du développement durable rattachée au comité économique et social. Tout cela fonctionne dans le conceptuel et le déclaratif, a fait progressivement une place importante à l’expression de la société civile, et peut jouer un rôle important au-delà de l’événementiel, mais à condition d’être relayé par des moyens opérationnels. Or c’est d’abord là que le bât blesse. Et d’abord parce que, dans le système de l’ONU, l’émiettement des acteurs en matière d’environnement combiné à la faible coordination des organisations intervenant dans les domaines social et culturel le prive de tout bras armé ou presque, en comparaison des moyens dont disposent les organes, externes au système, chargés de la finance et du commerce. On est donc ici en pleine contradiction avec ces principes exposés ci-dessus.
Un certain nombre de pays, dont la France en particulier qui a tiré l’Europe sur cette voie, posent le problème de la place de l’environnement dans ce système, en ouvrant la piste de la création d’une Organisation des Nations Unies pour l’environnement. Il est vrai qu’à elle seule, la manière dont l’environnement est traité au niveau international pose problème.
D’un côté, « si de nombreux accords multilatéraux sur l’environnement (AME) ont été signés et ratifiés au cours des trente dernières années, leur mise en œuvre pose de sérieux problèmes tant à l’échelle nationale, régionale qu’internationale. Et l’environnement continue de se dégrader ; [de l’autre], « le débat sur la gouvernance internationale de l’environnement(…) s’est posé dès 1972 avec la décision de créer le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) mais en le dotant d’une structure relativement petite et d’un mandat peu opérationnel » [10] . On dispose ainsi d’une part d’une multitude de secrétariats certes spécialisés mais sans coordination ni hiérarchie ni systèmes de contrôle des engagements [11] et parfois plus contraignants de ce fait vis-à-vis du Sud que du Nord ; et d’autre part d’un embryon d’agence à compétence plus large mais sans moyens. L’idée d’une organisation unique et réunissant les avantages des uns et des autres est séduisante. Elle n’a cependant d’abord d’intérêt que si elle réussit à atteindre une capacité de pilotage de l’ordre de ce qui est tenté avec la Convention sur les Changements Climatiques, qui se situe justement à la frontière entre les deux modèles, considérée d’un côté comme AME dans le cadre onusien, mais réussissant, de l’autre, avec le protocole de Kyoto,
- à apporter une vision d’ensemble sous l’angle du développement-durable : grâce au travail scientifique du GIEC co-organisé par le PNUE et l’Organisation Météorologique mondiale et grâce aux fonds co-gérés avec la Banque Mondiale
- et à préfigurer une amorce de gouvernement mondial d’une question de développement durable : celle de l’énergie, grâce à l’ensemble des fonctions réunies
en cinq années de négociations (1997-2001) :- Un programme politique et son agenda ;
- Une loi (édictant des normes précises et contrôlables) ;
- Une police pour surveiller son application (avec ingérence) ;
- Une juridiction pour prononcer des jugements sur celle-ci ;
- L‘embryon d’un système de sanctions pour donner force à ces jugements. [12]
Evidemment, c’est bien cette audace du protocole, adopté malgré les extrêmes réticences de certains pays comme le Japon à toute ingérence, qui fonde l’attitude de l’administration Bush à l’égard de cet « accord pourri » comme vient de le qualifier le président américain, ce qui montre les difficultés de l’entreprise, pas aidée non plus par les multiples conservatismes (…et avantages acquis , il faut bien le dire) qui peuvent la freiner dans le système onusien.
Reste que, si elle s’établit dans cet esprit, avec un souci d’appliquer une sorte de « clause du traité le plus avancé » , la création de cette ONUE , plus au niveau du BIT, de l’OMS, de la FAO ou de l’UNESCO, et pesant plus de poids vis-à-vis de l’OMC, ne peut qu’être bénéfique.
Elle permet de conjurer le risque d’une prétention de l’OMC à intégrer une sorte de fonction d’observance des accords multilatéraux d’environnement, grâce en particulier à ce qu’ils n’ont pas, l’équivalent de l’organe de règlement des différents. Fait-elle pour autant vraiment avancer le pilotage du développement durable ? Cette idée y est souvent incluse. Ainsi peut-on lire dans les conclusions d’une récente conférence consacrée à ce sujet que « beaucoup de participants ont mentionné que les trois piliers du développement durable sont généralement plutôt déséquilibrés dans le système des Nations Unies, et que le renforcement du pilier environnemental le rééquilibrerait et intensifierait sa mise en œuvre » [13]. S’en tenir là sent pourtant un peu la lapalissade : le développement-durable contient l’environnement, donc si l’environnement est mieux traité, il en sera de même pour le développement-durable. Cela ne résout pas la question de savoir si celui-ci sera pour autant piloté.
« Proposons, écrit Gus MASSIAH, une ligne directrice organisée autour de deux impératifs : une nouvelle constitution du monde fondée sur la démocratie mondiale ; un contrat social mondial fondé sur le respect et la garantie des droits, tant civils et politiques, qu’économiques, sociaux et culturels. » [14] on retrouve, à partir de sa réflexion sur ce que peut porter le mouvement altermondialiste comme exigence de transformation politique, les principes du développement-durable transposés au niveau institutionnel mondial ; La possibilité de construire un système plus démocratique sans pour autant prendre le risque de détruire ce qui est déjà utile malgré ses failles et ses impuissances : le ultilatéralisme, peut constituer un thème de mobilisation de la société civile internationale. Ajoutons qu’il peut même y avoir convergence de ses différentes branches, y compris écologiste, comme cela a commencé à apparaître dans les forums sociaux.
Chemin faisant, on a rencontré un certain nombre de propositions qui peuvent entrer dans le débat commencé, mais qui doit prendre encore plus d’ampleur, sur la réforme des institutions mondiales. Retenons parmi ces pistes, en référence avec celles énoncées précédemment :
- la primauté accordée aux droits, qui passe en particulier par un renforcement de la portée juridique du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966, et son élargissement aux questions d’équité internationale (pays dits « moins avancés « , pays victimes de catastrophes naturelles ou de conflits…) ;
- les moyens qui les rendent effectifs, ainsi bien entendu que ceux de la déclaration universelle des Droits de l’Homme : charte de l’accès aux services essentiels, mise en œuvre du protocole additionnel au pacte de 1966 sur la justiciabilité des droits, élargissement mondial de la Convention d’Aarhus (droits à l’information et à faire respecter les conventions) ;
- les procédures d’arbitrage sur les intérêts en présence , et les mécanismes d’observance, qui pourraient prendre appui sur l’expérience (et les moyens ) de l’ORD de l’OMC, à condition bien sûr que celle-ci soit réintégrée dans le giron onusien ;
- le recours à et la gestion des taxes internationales, des fonds abondés par les sanctions financières et des questions relatives à la dette ;
- la constitution d’un organe délibératif dédié au développement-durable, mais qui pourrait être une reconstruction du Conseil Economique et Social, chargé d’assurer la coordination entre les organisations spécialisées , y compris l’OMC, la banque mondiale et le FMI ainsi que l’évaluation de leurs actions au regard des orientations qui leur auront été fixées.
Ces questions sont extrêmement actuelles. A quelques mois de la guerre d’Irak, le sommet de Johannesbourg avait montré combien le questions de la paix et du développement-durable sont liées : le système international construit pour la paix et la sécurité doit fonctionner aussi désormais, avec des moyens d’autant plus puissants, non seulement pour la menace qui a marqué le 20ème siècle, mais aussi pour celle qui s’annonce pour le 21ème. A Johannesbourg, le secrétariat général de l’ONU avait eu la bonne idée de lier l’évaluation de l’après-Rio aux objectifs du millénaire contre les inégalités, après dix années d’économisme triomphant et de parjure des pays du Nord vis-à-vis des pays du Sud. Le bilan des prochains mois sera sévère, mais le plus important est qu’il marque un pas supplémentaire dans la conscience de la nécessité de changer rapidement de conduite.
Dans son rapport 2005 sur les objectifs du millénaire pour le développement, le secrétariat général de l’ONU met en exergue la constatation de trois liaisons qui lui paraissent essentielles :
- Le lien entre la sécurité environnementale et la réduction de la pauvreté,
- La relation entre la protection de l’environnement et l’amélioration du taux de couverture de l’approvisionnement en eau et de l’assainissement,
- La relation entre la protection de l’environnement et la propagation des maladies infectieuses.
Serait-il sur la bonne voie, celle d’en appeler à ce que son organisation soit outillée pour y faire face ?
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Notes
(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)[1] Cet article a failli être titré : la gouvernance du développement durable. Le rapprochement de deux vocables qui n’échappent ni l’un ni l’autre aux effets de mode, aux approximations et à la critique paraissait bien risqué ! On a gardé le second, parce qu’on peut lui conserver ou lui restituer son sens… au prix d’un trait d’union, comme on le verra.
[2] Bernard BILLAUDOT, L’Economie politique
[3] Ne pas confondre avec une sous-estimation du travail à accomplir, de la recherche à l’élaboration de doctrines d’action, dans le champ de l’économie. C’est l’inverse qui est nécessaire, et il y a beaucoup à faire.
[4] En particulier les régulations relatives à la production et à la consommation, d’autant plus que certaines relèveront de « décroissances » sectorielles concrètes comme aujourd’hui en matière énergétique, bientôt probablement pour la chimie (ce qui est autre chose qu’un concept abstrait de décroissance au singulier qui n’évite pas un certain caractère incantatoire ou pamphlétaire)
[5] cf P.CALAME et André TALMANT, L’état au cœur, le Meccano et la gouvernance, Desclee de Brouwer, 1997
[6] D’où le projet en cours de réalisation d’Observatoire des agendas 21 locaux et des pratiques
territoriales de développement-durable : voir www.association4d.org
[7] Gustave MASSIAH, La Réforme de l’ONU et le mouvement altermondialiste, août 2004
[8] ONU-HABITAT et UNITAR (Institut des Nations Unies pour la formation et la recherche)
[9] Forum Social européen de Paris-St Denis, novembre 2003
[10] Benoît MARTIMORT-ASSO et Laurence TUBIANA, Les synthèses de l’IDDRI, n°6, janvier 2005
[11] cf Dominique BUREAU, Marie-Claire DAVEU, Sylviane GASTALDO , in « Gouvernance Mondiale », rapport du Conseil d’Analyse Economique n° 37, mai 2002. Egalement Monique CHEMILLIERGENDREAU à propos du droit « mou », ou du droit qui crée plutôt des devoirs envers les plus pauvres, Humanité et souverainetés, La Découverte, 1995.
[12] Cependant, on ne pourra juger de la portée effective de ces dispositions qu’à l’issue de la première période d’engagement, donc après 2012, alors qu’on sait déjà que les objectifs fixés ne seront pas respectés. Le « passager clandestin » a, hélas, encore de beaux jours devant lui.
[13] Vers un système plus efficace de gouvernance internationale de l’environnement, Berlin, 26 mai 2005 .
[14] op . cit