Note de lecture

L’Etat nucléaire

De Corinne Lepage - Éditions Albin Michel - (2014)

10 octobre 2018

Avertissement

Quatre ans après la parution du livre de Corinne Lepage, l’actualité internationale montre, hélas, avec une forte reprise des demandes en énergie et une mise sur le marché des nouvelles énergies carbonées qu’une évolution « vertueuse » de la transition énergétique, reste à inventer.
L’EDD a déjà publié de nombreux articles sur ce sujet (cf. bibliographie), et souhaite continuer à enrichir les débats sur ce dossier de l’énergie.

Cette fiche de lecture a été rédigée par :

Gourio-Mousel Françoise

Administratrice Insee à la retraite.

En 2014, paraît aux Éditions Albin Michel L’Etat nucléaire , dénonciation de l’investissement par le lobby nucléaire non seulement de l’État et de ses institutions au sens strict, mais en réalité de l’ensemble de la vie politique, économique, intellectuelle de la France.
L’auteure, Corinne Lepage déclare une passion pour l’environnement. Le nombre et la

diversité de ses fonctions ou engagements l’attestent : avocate, ministre , élue locale, députée européenne, responsable politique et associative, enseignante, essayiste...
Dans un style direct, accessible, l’auteure développe une argumentation foisonnante, abondamment documentée, convoquant son expérience professionnelle, s’appuyant sur des faits précis, citant des noms.
Dans une première partie, elle déconstruit les fausses vérités du nucléaire ; puis dans la seconde, à partir du repérage minutieux au sein des institutions et des organes représentatifs des sphères politique, économique, intellectuelle française, de personnalités en lien avec le nucléaire, elle donne chair au concept d’État nucléaire.
Au fil de la lecture se découvre ainsi le gigantesque et puissant réseau d’influence du nucléaire, véritable pouvoir en France.
« Il n’est donc pas un pan de la société française qui, au cours des quarante dernières années qui viennent de s’écouler n’ait pas été investi par « les amis de l’atome » . L’Etat nucléaire, p. 200.
La brève et troisième partie constitue un plaidoyer pour la sortie du nucléaire et la venue d‘un « nouveau monde ».
Cet ouvrage trouve en effet sa place dans une réflexion plus large engagée par l’auteure sur une vision prospective de l’économie et de la société françaises, dont la transition énergétique et écologique constitue un volet structurant. A ce titre, en 2015, elle remet au ministre en charge du développement durable, Ségolène Royal, le rapport ’L’économie du nouveau monde ’, écrit avec la collaboration de Jérémy Rifkin, éminent (mais parfois controversé) théoricien de la « troisième révolution industrielle ».

La mythologie française de l’électronucléaire

C’est suffisamment répété pour qu’il soit difficile de l’ignorer : la France est le pays du monde où la part du nucléaire dans la production ou la consommation d’électricité est la plus élevée. Chez nous, ce record unique au monde est considéré comme un grand avantage, quand ce n’est pas comme une preuve du génie français. Le livre tempère sévèrement cette autosatisfaction nationale, plutôt révélatrice de notre capacité à créer et partager un nombre considérable de mythes parmi lesquels ceux qui concernent :

  • La technologie de production. Elle st réputée sûre et maîtrisée et pourtant comporte une prise de risques multiples dans la conception, la localisation , le fonctionnement de centrales, de surcroît vieillissantes, l’incertitude sur la date de leur mise en arrêt, l ’absence à ce jour, plus de cinquante ans après la construction de la première centrale en France, de solution sécurisée pour la gestion des déchets de moyenne et haute activité, fonctionnant en auto-contrôle. Elle est sans danger pour l’homme et la nature, affirmation contredite par l’observation, dans la proximité des centrales, de l’augmentation de la radioactivité ainsi que d’un surcroît de leucémies chez les enfants de moins de cinq ans. Elle est peu chère, mais à condition de ne pas tenir compte des coûts exorbitants de la construction des EPR et de leur démantèlement [1] . La France en est le leader mondial, cependant qu’à l’étranger comme en France l’industrie nucléaire française multiplie les fiascos (dépassement des délais et des budgets).
    • La nature de l’énergie proposée, présentée comme une énergie propre parce que décarbonée, dont la prédominance dans l’offre électrique énergétique des décennies à venir ne saurait donc être remise en cause face à des énergies renouvelables décrites comme des alternatives non viables… dont le développement en France est en réalité systématiquement entravé.
    • La quantité d’énergie électrique nécessaire, procédant à un cercle vicieux de surestimations : de la demande d’électricité qui en fait est stable et pourrait diminuer si l’on s’en donnait les moyens, donc du nombre de centrales, reproduites ultérieurement avec leurs conséquences en chaîne : existence d’une surcapacité de production , développement des exportations d’électricité et du tout électrique et d’autres mythes : comme celui d’une future pénurie dans une Allemagne empêtrée dans son erreur d’avoir engagé bien plus vite son arrêt du nucléaire (en plus, ça lui apprendra).

Débat escamoté et pouvoir de décision confisqué

Tout cela en l’absence de véritable débat public ou consultation démocratique sur la stratégie du secteur. Corinne Lepage rappelle opportunément que la seule fois où a été ouverte avec grande liberté de parole et de discussion une telle consultation, il a été bien précisé que le nucléaire ne serait pas à l’ordre du jour – le Grenelle de l’Environnement en 2007 ! C’est qu’un véritable pouvoir nucléaire s’est constitué, agissant à la fois en marge des institutions et par une savante pénétration à la fois de celles-ci et de la société civile.

L’auteure commence par la description de la prise an mains de la gestion du nucléaire civil par les deux grands corps d’ingénieurs de l’État que sont le Corps des ponts et chaussées (historiquement le plus ancien) et celui des mines, plus structuré peut-être que son aîné, notamment en ce qu’il met en place un système d’étroite interdépendance entre le pouvoir politique et la sphère industrielle.

Le premier s’investira fortement dans EDF dont la nationalisation en 1946, avec la construction de grands barrages et de réseaux de distribution requiert plutôt ses compétences techniques. Le second sera très lié au développement de la maîtrise industrielle du nucléaire à dans les temps héroïques qui ont suivi la création du CEA lorsque celui-ci dépassa sa fonction principale initiale – scientifique - sous la très longue influence d’André Giraud : c’est ainsi que naquit la filière à uranium naturel graphite-gaz jugée « française » des premières centrales, exploitées par EDF. pour celles qui furent connectées au réseau national. Jusqu’à ce que l’accident de Saint Laurent des Eaux (1969) et la première crise du pétrole conduisent les pouvoirs publics à choisir une filière différente, la filière américaine à eau pressurisée dont le prototype de Fessenheim sera très vite généralisé et standardisé dans le programme Messmer de 1974 (58 réacteurs).. Mais l’« école » CEA restera en recherche et présente dans le dispositif technique d’ensemble jusqu’à l’élaboration du projet EPR, à l’effondrement d’AREVA [2] et la reprise du projet par EDF. Une histoire de batailles complexe, mouvementée, pleine de rebondissements, une histoire à la fois de lutte pour le pouvoir mais aussi ne pas le laisser échapper à d’autres et surtout pas aux citoyens. Quitte à savoir faire une place à des énarques ou des HEC bien choisis.
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Les « X-Mines », sont très présents à la tête des plus grandes entreprises françaises du privé comme du public, au sein de multiples conseils d’administration et aussi dans la haute administration, les cabinets ministériels, au gouvernement, à l’Elysée. Tous les présidents, de gauche ou de droite, de la Vème république se sont déterminés en faveur du projet nucléaire. Ils assurent même des missions de contrôle et de sécurité sur les centrales gérées par EDF.
De son côté, sous la conduite de fortes personnalités à sa tête et via un conseil d’administration composé de nombreux membres acquis aux intérêts du nucléaire, qu’ils soient nommés par l’Etat ou « personnalités extérieures », EDF joue un rôle éminent dans le déploiement du réseau dans la sphère économique et au-delà. A travers son activité au sein de l’UE et dans le reste du monde, elle développe un lobbying très actif. EDF a des alliés naturels parmi les entreprises acquises au maintien du nucléaire parce qu’ils en sont des acteurs importants tels GDF SUEZ deuxième groupe international de l’énergie dont le mix énergétique pour la France inclue une composante nucléaire et Bouygues constructeur de l’EPR de Flamanville. La force du réseau d’EDF repose aussi sur des regroupements existants ou suscités par l’entreprise, voire le gouvernement, comme les entreprises consommatrices d’énergie ou leurs organisations patronales.
Ce réseau d’influence est certes composite, mais animé d’une dévotion totale au nucléaire, il pèse de tout son poids dans des décisions ou des arbitrages-clés de la filière. Et la description qu’en fait Corinne LEPAGE, qui s’apparente à un « who’s who  » du lobby nucléaire, serait pittoresque parfois si elle ne laissait un profond malaise.
D’autant plus qu’à ce quadrillage de l’économie s’ajoute celui du monde politico-syndical et de la société civile. EDF a ainsi créé en 1992 avec GDF SUEZ une association d’élus composés d’ agents de ces entreprises retraités ou en activité.
Dans la sphère politique, les élus des deux assemblées, l’Assemblée nationale et le Sénat, comptent de nombreux membres du réseau. Leur présence est massive au sein de l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques et la mission de cet organe, l’éclairage des décisions des députés et sénateurs, s’apparente de fait à une propagande pro-nucléaire.
Les liens entre la médecine libérale ou d’Etat et le nucléaire méritent tout particulièrement d’être soulignés. Ils attestent du caractère secondaire pour les pouvoirs publics de la protection des populations face au risque nucléaire.
Dans la sphère intellectuelle, médias, « think tanks », académies et cercles divers, monde universitaire et au sein de la société civile, la parole pro-nucléaire est prégnante et les obstacles opposés au discours alternatif contribuent efficacement à le rendre inaudible. Le traitement dans les grands médias de l’information sur le nucléaire est souvent succinct, opéré par les journalistes scientifiques plutôt pro-nucléaires aux dépens des journalistes spécialistes en sciences environnementale. Le poids très important de la publicité de la filière et les pressions financières pouvant s’exercer sur les journalistes entravent encore plus l’objectivité de l’information. Un statut d’illégitimité est conféré aux défenseurs de la cause environnementale.
Tous les partis (hormis les écologistes) ont avalisé la politique pro-nucléaire des gouvernements successifs depuis le lancement du projet nucléaire. Le PC dont le lien avec le nucléaire est fort pour des raisons historiques (notamment son rapport avec Frédéric Joliot-Curie, figure de proue des scientifiques communistes et fondateur du CEA) et surtout idéologiques (symbole d’une industrie nationale et nationalisée), lui apporte son soutien inconditionnel .
Enfin, les défenseurs de l’atome ont investi deux relais importants de l’expression citoyenne : les associations et les syndicats.
A côté d’associations dont l’objet de défense de l’industrie nucléaire est clairement affiché telle la Société française d’Energie nucléaire (SFEN),d’autres sous couvert de défense de l’environnement comme l’association « Sauvons le climat » ,font la promotion de l’énergie nucléaire, énergie « propre » ou combattent l’éolien « destructeur de paysages » comme la Fédération Environnement durable(FED) qui est un regroupement d’associations.
Si pour un temps la CFDT a fait exception, les positions conservatrices portées avec force par la CGT-EDF au nom de la défense de l’emploi sont maintenant dominantes dans l’ensemble des syndicats salariés de la filière.

La troisième révolution industrielle

Un certain nombre de raisons d’ordre politique, économique et sociétal conduisent pourtant à engager dès maintenant la sortie du nucléaire.
Le caractère exceptionnel de la situation énergétique de la France fait d’elle un mauvais élève de l’UE.
La stratégie d’EDF en matière de renouvelables est ambiguë et surtout sa situation financière se dégrade.
La prise de conscience du risque nucléaire accrue dans la société depuis l’accident de la centrale de Fukushima réclame du secteur nucléaire une plus grande transparence dans la gestion de ses centrales et leur sécurisation.
La nécessité d’un changement économique, la « troisième révolution industrielle » théorisée par Jérémy Rifkin [3] s’impose pour faire advenir le « nouveau monde » à partir d’une coalition des acteurs-clés de la nouvelle société, parmi lesquels les collectivités territoriales, actrices incontournables de la mise en place d’un système d’énergie décentralisé.
En France, l’ex-région du Nord-Pas-de-Calais se saisit des nouvelles dispositions de l’Union européenne entérinées sur la base des travaux de Rifkin et lance une expérimentation [4] qui préfigure ce que pourrait être la transition des systèmes énergétique et économique .

En conclusion, l’auteure nous invite à mettre en œuvre la transition énergétique, dès aujourd’hui et sans augurer des décisions à venir de l’État, dans une démarche citoyenne, « à petits pas ». avec des initiatives pertinentes .

Les quatre années écoulées depuis la parution du livre n’ont rendu que plus évidentes les impasses multiples de la gouvernance d’un secteur énergétique de plus en plus fragilisé. Elles valident pleinement ses analyses.
On demeure dans l’attente d’un complément tout aussi pertinent prenant en compte la composante militaire de l’Etat nucléaire car l’idée selon laquelle, en France comme à l’international, les destins et les exigences de l’atome civil et nucléaire seraient indépendants relève aussi d’un mythe à l’instar de ceux dénoncés par Corinne Lepage.

Notes

(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)

[1Et d’oublier que l’uranium provient d’un des pays les plus pauvres de la planète.

[2En janvier 2018, le groupe AREVA, devenu ORANO recentre ses activités sur le cycle du combustible nucléaire.

[3La troisième révolution industrielle : Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Éditions LLL : (Les liens qui libèrent), 2012

[4Les résultats de l’expérimentation , depuis étendue à la nouvelle région, Les Hauts de France, illustrent les rigidités et l’archaïsme de l’État nucléaire.
http://www.prefectures-regions.gouv...
Des territoires divers, des villes notamment, portent des projets de ce type en France (des dizaines recensées) et dans d’autres pays européens tels le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’ Italie, ainsi que les États-Unis. Certaines sont membres du réseau « Villes en transition », réseau très présent dans les pays anglophones.

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 Bibliographie

 Lire dans l’encyclopédie

dans l’Encyclopédie

* Gérard Magnin : Les autorités locales sont les acteurs-clés du nouveau paradigme énergétique, N° 80 , janvier 2009.
* Benjamin Dessus : La situation énergétique de le France -Etat des lieux -, N° 195/196, juin 2013.
* Marie Chéron, Fanny Deléris : Limites sur les ressources énergétiques et impacts climatiques : les controverses sur le mix énergétique futur, N° 174 ,novembre 2012.
* Monique Sené : Quelques réflexions sur le devenir des déchets radioactifs, N° 121 ,juillet 2010.
* Emmanuel Rivat : Le mouvement antinucléaire en Europe, N° 110 ,février 2010.
* Arlette Maussan : Après l’exploitation de la mine d’uranium de Saint-Priest-La-Prugne, la veille citoyenne d’un collectif d’habitants, N° 96 , juin 2009.

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