Éthique et développement durable

1er novembre 2006

Résumé

L’impact de plus en plus prégnant de l’activité humaine sur l’environnement et la poursuite d’un développement que d’aucuns souhaitent durable au plan sociétal et économique, débordent les limites ordinaires de
notre responsabilité. Le long terme nous oblige à envisager le sens et la légitimité de nos choix quantitatifs
et qualitatifs, domaine du ressort de l’éthique et difficile à définir en temps de crise des valeurs.


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1.1- Principes du développement durable

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Auteur·e

Jakubec Joel

Joel Jakubec, théologien, DES en démographie économique et sociale, codirecteur de la collection
Stratégies énergétiques, Biosphère & Société des Editions Georg à Genève. A publié dans cette
collection, avec Ivo Rens, Le Droit international face à l’éthique et à la politique de l’environnement, 1996, et Radioprotection et droit nucléaire, 1998 ; avec Jean-Paul Bozonnet, L’Écologisme à
l’aube du XXIe siècle
, 2000 ; enfin, Le Développement durable, un bilan multisectoriel provisoire, 2004. A
publié Les Critères de l’éthique à l’ère du risque technologique, in Gestion du Risque et systèmes énergétiques, Centre universitaire d’étude des problèmes de l’énergie, Université de Genève, 1992.


Quand même Dieu n’existerait pas, la Religion serait encore Sainte et Divine.

[...]

Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe.

Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire,

particulièrement à celle-ci : qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ?

Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement,

serait-ce une existence digne de ce nom et du dictionnaire historique ?

Baudelaire, Fusées, 1887, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.

Thème périlleux, d’autant plus qu’il fait appel à des termes dont la définition n’est guère précise, ainsi qu’à des notions philosophiques et théologiques. Aussi ces lignes ne prétendent point apporter une quelconque réponse à ce vaste domaine ; tout au plus voudraient-elles susciter une réflexion.

DEONTOLOGIE

Récemment encore, exiger des concepteurs, des exécutants, des mandataires et des utilisateurs, un sens des responsabilités, une conscience professionnelle nourrie de compétence, enfin un respect de la personne, des usages et des normes en vigueur suffisait à l’activité humaine pour parvenir à bonne fin. La déontologie – bien que ce terme fût primitivement du domaine de la médecine – garantissait le respect de ces exigences relevant, selon Paul Ricoeur, d’une « éthique de proximité scellée par le souci de réciprocité ».Qu’une d’elles fît défaut,la nature et les faits eux-mêmes sanctionnaient immédiatement l’architecte ou l’ingénieur peu scrupuleux. La sanction financière, voire pénale, rédimait le coupable. En quelque sorte déontologie et utilitarisme, selon Jérémie Bentham (1748 - 1832), allaient de pair, la déontologie en tant que facteur positif et nécessaire au bonheur de la société. Le court terme était en général l’étalon, le politique et les intérêts claniques étant pris en compte.

Cependant lorsque les conséquences d’une entreprise débordent le cadre du court et du moyen terme, lorsque des individus subissent, nolens, volens, l’impact d’une action antérieure à leur présence, la prise en compte des seuls critères déontologiques accorderait aux promoteurs, au-delà de plusieurs décennies, durée de la garantie de leur ouvrage, une zone de liberté où règnerait l’impunité et où toute responsabilité deviendrait caduque.

La puissance de notre bras exosomatique, terme introduit par Alfred Lotka (1880-1949) en 1945 pour désigner l’évolution technique, ainsi que l’irréversibilité de maints processus obéissants à la loi de l’entropie et dont l’homme est l’enclencheur, obligent en effet à élargir la notion de responsabilité. Avec Ricoeur, il faut admettre qu’à l’âge technologique, celle-ci « s’étend aussi loin que le font nos pouvoirs dans l’espace et dans le temps, et dans les profondeurs de la vie ». Elève avec Hans Jonas de Heidegger, Günther Anders notait en 1959 dans une étude intitulée « Immoralité à l’âge atomique » : « Être responsable d’un acte n’est pas autre chose que pouvoir se représenter à l’avance ses effets et se les être réellement représentés. [...] Aujourd’hui, le gouffre passe entre l’imagination et la production. L’impératif résultant de la prise de conscience de ce décalage s’énonce ainsi : exerce ton imagination, cherche à l’étendre pour qu’elle reste à la hauteur de ce que tu as produit et des effets de tes actions. » De même, au plan juridique, selon François Ost, « il est logique que la responsabilité dans la transmission déborde aussi le strict lopin de terre de l’héritage familial ».

La prise en compte des conséquences à long terme de l’impact d’une entreprise humaine sur la société, sur l’Histoire et sur l’environnement, ouvre un vaste champ, le champ éthique.

Le champ éthique

Conséquences à long terme d’un événement anthropogénique, ou conséquences à long terme de sa répétition ? S’agissant du développement dit durable, nous abordons la seconde possibilité.

Le long terme oblige à changer d’échelle : il y a répétition, donc cumul des nuisances, des emprunts et des déchets dans un espace clos, la Terre. Ce cumul impose à l’actionhumaine des limites quantitatives et qualitatives liées aux caractéristiques spatiales et physico-chimiques de la planète. Pour assurer la durabilité du développement d’une génération à l’autre, le quantitatif et le qualitatif devraient être pris en compte. Distinguer et choisir entre quantitatif et qualitatif (par exemple, qualité de la vie) relève de l’éthique.

En tant qu’elle repose sur des options antérieures (j’agis ainsi parce que je crois cela), l’éthique ne peut ignorer la question de la finalité humaine. La laïcité, en promouvant la séparation de la société civile et de la société religieuse, a préservé la paix en maints endroits, mais a privé l’éthique de ce qui fut sa clef de voûte traditionnelle, à savoir, en Europe, la dogmatique chrétienne, principe normatif à la fois cultuel, social et politique, et rassembleur incontesté durant des siècles malgré de nombreux avatars – ce dernier substantif pris dans son sens premier.

Aujourd’hui, suite à l’effondrement des certitudes et des idéologies politiques qu’a vécu le XXe siècle, suite au doute quant à notre humanité résultant de la découverte des camps en 1945 et de la destruction d’Hiroshima, et surtout après la constatation qu’aucune leçon n’en fut tirée, enfin face aux migrations démographiques avec pour corollaire le multiculturalisme politico-religieux, on assiste à une pluralité irréductible des valeurs. Un consensus semble utopique ; il n’y eut, en effet, jamais autant de comités d’éthique dans moult domaines depuis que règne le flou en la matière. Aussi deux hommes au parcours si différent que Hans Jonas et Régis Debray aboutissent à la même conclusion : le premier parle de « vide éthique » et le second « d’éclatement des repères ». Les difficultés d’élaboration et d’adoption d’une constitution européenne en sont un exemple parmi d’autres.

Hans Jonas,en revanche,affirme qu’« une religion absente ne saurait décharger l’éthique de sa tâche. [...] L’éthique doit exister parce que les hommes agissent et l’éthique est là pour ordonner les actions et réguler le pouvoir d’agir. » Sa première obligation est d’imaginer les effets négatifs lointains de l’action humaine. Inspiré par l’heuristique de la peur, le « malum imaginé doit assumer le rôle du malum éprouvé et cette représentation ne s’impose pas automatiquement mais il faut se la procurer délibérément : se procurer cette représentation par une pensée tournée vers l’avenir devient la première obligation, pour ainsi dire l’obligation liminaire de l’éthique qui est ici cherchée. » A ceux qui voient dans cette prudente attitude, comme dans l’application du Principe de précaution, un « guide détestable pour l’action », Jean-Pierre Dupuy répond : « L’heuristique de la peur, ce n’est pas de se laisser emporter par un flot de sentiments en abdiquant la raison ; c’est faire d’une peur simulée, imaginée, le révélateur de ce qui a pour nous valeur incomparable. »

Toutefois, quels sont ceux qui se cachent derrière ce « nous », quelle société peut-elle aujourd’hui prétendre que ce « nous » inclut des hommes et des femmes reconnaissant tous une même « valeur incomparable », et avec qui l’on pourrait élaborer une éthique propice au développement durable ? Cette “valeur incomparable” n’est-elle pas, en définitive, un postulat survivant de la Loi naturelle ?

Société, environnement, développement durable

Quoi qu’il en soit, on ne saurait séparer – au plan éthique, comme aux plans social, économique et biologique – les conditions nécessaires à la fois à la durabilité des communautés humaines et à la durabilité de l’environnement. La qualité de la vie, incluant justice sociale, instruction et santé pour tous, est indispensable pour faire admettre l’effort de chacun en vue du maintien de la planète en l’état,sinon l’expression développement durable court le risque de n’être qu’une figure de rhétorique à usage électoral, un oxymore.


Le destin de l’île de Pâques est un exemple intéressant .Jared Diamond, professeur à l’Université de Californie, explicite le lien entre la déforestation de l’île et la fin d’une « civilisation complexe » capable d’ériger des statues géantes. La déforestation, commencée avec l’arrivée des premiers habitants vers l’an 900 après J.-C., était presque achevée quand l’explorateur hollandais Jacob Roggeveen aborda l’île en 1722 le jour de Pâques. L’intensification de l’agriculture et la surexploitation du bois en vue, entre autres, d’une architecture monumentale dilapidèrent les ressources naturelles. Les Pascuans en situation critique, isolés dans leur île comme la Terre l’est dans l’espace, ne purent alors trouver d’issue. « L’effondrement de leur société est une métaphore,un scénario du pire, une vision de ce qui nous guette peut-être »,écrit Jared Diamond. Les Pascuans, en petit nombre et ne disposant que d’outils rudimentaires, parvinrent à dévaster leur île et à ruiner leur société. « Que dire aujourd’hui, ajoute Diamond, des milliards d’individus dotés d’outils métalliques et de machines sinon qu’ils ne pourraient que faire pire ? » Sans même considérer la planète dans sa totalité, constatons que des régions de plusieurs milliers de kilomètres carrés n’ont aujourd’hui rien à envier à l’île de Pâques.

EN CONCLUSION

Il serait temps de concilier éco-nomie et éco-logie qui toutes deux portent l’accent sur le substantif grec oikos désignant l’habitat. La première verra-t-elle toujours en la seconde un frein à son développement alors que leur champ d’application est le même, écologie signifiant science de l’habitat et économie, administration de l’habitat ? Est-il vraiment impossible à l’économie de respecter les exigences vitales de la biosphère ? Au niveau scientifique, il n’y a plus guère d’inconnues quant à la formation de l’ozone, de l’effet de serre, de la fonte des glaciers, de la mise en danger de la biodiversité, etc., phénomènes qui tous affectent la durabilité du développement, l’inconnue demeure plus que jamais la volonté humaine de modifier son comportement. Combler le gouffre qu’évoque Günther Anders, réordonner le décalage entre production et imagination de ce qui pourrait survenir, prendre en compte l’eschatologie humaine dans nos études prospectives, sont les conditions liminaires,sine qua non, à l’élaboration d’une éthique du développement durable qu’on ne saurait éluder.

Joel Jakubec

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 Bibliographie

Pour en savoir plus

  • Anders, Günther, La Menace nucléaire, Considérations radicales sur l’âge atomique (titre original : Die Atomare Drohung, Radikale Überlegungen zum atomaren Zeitalter, München, 1981), Éditions du Rocher, 2006, page 120.
  • Debray, Régis, L’Enseignement du fait religieux dans l’école laïque, Éditions Odile Jacob, Paris, 2002, page 14.
  • Diamond, Jared, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (titre original : Collapse.
    How Societies Chose to Fail or Succeed
    , Viking Penguin, 2005), Essais/Gallimard, 2006, pages 85-138.
  • Dupuy, Jean-Pierre, Pour un catastrophisme éclairé, Éditions du Seuil, 2002, pages 79 etsuivantes.
  • Jakubec, Joel, Le Développementdurable. Un bilan multisectoriel provisoire, Georg, Genève, 2004, pages 29-43.
  • Jonas Hans, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique (titre original : Das Prinzip
    Verantwortung
    , Frankfurt, 1979), Éditions du Cerf, Paris, 1990, pages 44 et suivantes.
  • Ost, François, La Nature hors la loi, l’écologie à l’épreuve du droit, Éditions La découverte, Paris, 1995, page 296.
  • Ricœur, Paul, Lectures 1, Éditions du Seuil, Paris, 1991, page 283.
 Lire dans l’encyclopédie
* Fabrice Flipo, {[ La nature->108]}, (N° 81).
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