Note de lecture

L’enfer numérique, voyage au bout d’un like

Guillaume Pitron - Les Liens qui Libèrent - (2021)

2 octobre 2022

Cette enquête journalistique très documentée, assortie de chiffres éclairants, met en évidence les écueils du déploiement exponentiel en cours des usages du numérique et d’Internet.

Avec les smartphones, nos gestes numériques devenus quotidiens, comme l’échange de textos, de photos et de vidéos, la communication sur les réseaux sociaux, … sont devenus les marqueurs de la convivialité contemporaine. La diffusion rapide des robots, fruits de l’intelligence artificielle, et l’Internet des objets, vont engendrer une accumulation de données hors du contrôle humain. Tout ceci exige une infrastructure matérielle mondialisée en rapide expansion pour transporter et traiter les données numériques produites et échangées.

Le livre révèle les atteintes à l’environnement, consommations d’énergie, d’eau, de métaux, pollutions générées par les centres de données et la fabrication des smartphones et de leurs composants. Il conforte les alertes d’organismes tels que GreenPeace, l’ADEME, l’IDDRI, le Shift Project. Les dommages sont accentués par l’obsolescence accélérée liée à la vitesse de l’innovation dans ce secteur. La consommation électrique du secteur numérique croit de 7% par an, elle pourrait représenter 20% de la production mondiale à l’horizon 2025, ses rejets de gaz à effet de serre atteignant 7,5% des émissions globales.

Cette empreinte écologique rapidement croissante inquiète. Les bienfaits annoncés sur la transition écologique des multiples données collectées et des algorithmes qui les traitent (green IT) ne sont pas avérés ou risquent d’être largement compensés par les dégâts environnementaux occasionnés.

Des mouvements citoyens diffusent des astuces pour limiter la quantité de données produites par nos gestes numériques, appellent une décroissance numérique grâce aux logiciels libres, une conception « low tech » des terminaux et une relocalisation des réseaux Internet. L’auteur s’interroge : plus radicalement, une remise en cause de la neutralité d’internet par une hiérarchisation des usages, priorisant les services essentiels, deviendra-t-elle inéluctable ?

Cette fiche de lecture a été rédigée par :

Lapierre Catherine

Ingénieur de l’école centrale des arts et manufactures, économiste, est membre du secrétariat d’édition de l’encyclopédie du développement durable.

 1 - Le développement vertigineux des usages et de la quantité corrélative de données numériques à transporter, gérer et stocker

1-1 l’impact des applications grand public

« 34 milliards de téléphones, tablettes et autres ordinateurs circulent aujourd’hui dans le monde, qui sont l’accès de 4,6 milliards d’utilisateurs au réseau informatique mondial et à l’infinité de services qu’il offre : 1,5 milliard de téléphones mobiles sont vendus chaque année ».

En à peine deux décades, Internet a envahi nos gestes quotidiens, grâce à la diffusion massive des ordinateurs personnels, tablettes et surtout des « smartphones » téléphones portables encore plus puissants. « Internet et le numérique ont fait de nous des seigneurs modernes, dirigeant du bout de l’index des armadas d’assistants virtuels produisant la force de travail de dizaines de serfs et autres esclaves quelques siècles plus tôt… » . Notre nouvelle puissance de communication, de connaissance et d’actions est fascinante.

« Chaque minute 1,3 million de personnes se connectent sur Facebook, 4,1 millions de recherches sont effectuées sur Google, 4,7 millions de vidéos sont consultées sur YouTube, 1,1 million $ sont dépensés sur des sites de vente en ligne » [1].
Sur Internet, chaque acte, information, texte, image, vidéo, est traduit en quantités de données numériques, nombre d’octets [2] . On devine l’inflation des quantités de données numériques qu’il faut gérer et transporter. « La génération climat (qui se confond avec les « digital native ») sera l’un des principaux acteurs, à son corps défendant, de cette prolifération  ».

1-2 le commerce des données

La quantité de données engendrée par nos gestes quotidiens est amplifiée par le modèle économique des acteurs.

L’auteur, en prenant l’exemple de la location de trotinettes, déficitaire sur son cœur de métier, explique qu’elle utilise les données collectées auprès de ses usagers comme une actif stratégique.

De fait elles peuvent être vendues à des « brockers » qui achètent les données, complètent les profils de consommateurs et les revendent. « Le marché mondial des ventes de données avoisine les 300 Mds€ » et soulève des questions d’atteinte à la vie privée.

C’est le modèle économique de Facebook et de la plupart des gros opérateurs sur Internet : en offrant des services gratuits aux consommateurs, il accumule des données de profil et se rémunère par la publicité ciblée. « Aux USA plus de la moitié des 250 Mds$ de revenus publicitaires annuels sont générés en ligne ».

1-3 La 5G et l’Internet des objets vont exploser la quantité de données

L’Internet des objets (Internet of Things IOT) découle de la capacité des objets d’échanger de l’information avec d’autres grâce à une puce RFID (Radio Fréquency Identification) apposée sur eux. Sont concernés déjà 20 milliards d’objets : Téléphones, tablettes, thermostats, montres, systèmes d’éclairage, climatiseurs, etc… Pour assurer son expansion il est nécessaire de passer à un réseau ultra-performant, c’est la 5G.

« La 5G permettra de transférer 10 fois plus de données en dix fois moins de temps que la 4G. Concrètement il faudra 10 secondes pour télécharger un film de 2 heures alors que cela prend 7 minutes avec la 4G ». Avec cette nouvelle technologie, destinée à remplacer la technologie actuelle, on a tous les ingrédients de l’obsolescence accélérée et de l’effet rebond qui caractérisent ce secteur et sa vitesse d’innovation. Certes la 5G devrait offrir une efficacité énergétique dix fois meilleure que la 4G mais elle va augmenter considérablement la masse de données à transporter, traiter et stocker. Elle nécessite de plus l’installation d’un nouveau maillage d’antennes plus puissantes mais plus proches.

« 278 millions de téléphones compatibles avec la 5G auraient déjà été vendus dans le monde en 2020. Une étude de mai 2019 de l’équipementier Ericsson a conclu que 20% des Internautes consommeront chaque mois 200 giga-octets d’Internet mobile grâce à la 5G soit 10 à 14 fois plus que lorsqu’ils utilisaient la 4G  ». Ceci sans prendre en compte la masse nouvelle des données générée par l’Internet des objets. Au total il faut prévoir un véritable bond du nombre de données à traiter.

Un autre exemple d’effet rebond de l’Internet des objets est celui de la voiture connectée : un véhicule intégrant un GPS est déjà connecté, mais la 5G va permettre de multiplier les aides à la conduite. Résultat : l’ordinateur de bord d’une voiture connectée a le pouvoir de calcul d’une vingtaine d’ordinateurs personnels, celui d’une voiture autonome 3 fois plus qu’une voiture connectée. « Chaque km parcouru par un véhicule autonome conduit indirectement à une hausse de 20% des émissions moyennes d’un véhicule  ».

« En 2023 les connexions entre machines, tirées en particulier par les maisons connectées et les voitures intelligentes, devraient totaliser la moitié des connexions du web  ».

1-4 Une activité numérique de plus en plus hors du contrôle humain : les robots

Toutes sortes de robots multiplient les données produites : robots pour envoyer des messages publicitaires, robots pour détecter des contenus frauduleux, …, hors d’un geste humain.

La finance est un exemple de multiplication des robots issus de l’intelligence artificielle. Les algorithmes sont devenus dominants dans le fonctionnement des marchés financiers.

Le « trading de haute fréquence » s’est développé à partir des années 1980, un système automatisé d’achat-vente capable de réaliser les opérations en une microseconde, utilisé par les « hedge funds ». « Ce système réaliserait 70% des transactions mondiales et représenterait jusqu’à 40% des titres échangés  ».
Le recours à des algorithmes beaucoup plus sophistiqués s’est ensuite développé en systématisant, agrégeant et complétant l’analyse des données précédemment prises en compte par un analyste financier. Le développement de ces « quant funds » a conduit au licenciement par BlackRock de plusieurs dizaines de ses employés en 2020.

La place dominante prise par les « fonds passifs » souvent de pure réplication d’indices boursiers accentue cette tendance à la prédominance des automatismes. Guillaume Pitron, avec l’exemple de la multinationale Encana détentrice de grandes réserves d’hydrocarbures ayant manœuvré pour être cotée sur les plus importants marchés boursiers, montre que cette gestion passive peut contribuer à occulter les investissements carbonés.

Ainsi « nos actions représenteraient (déjà) moins de 60% de l’activité globale mesurée sur Internet ».

L’accumulation de données, le big data, le traitement de ces données par les techniques d’intelligence artificielle, de machine learning, …aurait aussi la capacité de rendre le monde infiniment meilleur : mieux diagnostiquer les cancers, accélérer la reconstruction de villes touchées par les tremblements de terre, mieux corréler les programmes scolaires aux besoins des écoliers, rendre les administrations plus performantes, … « Mais le corollaire de la gratuité permise par la production de données, c’est qu’elle entraîne une consommation accrue d’Internet. On comprend mieux pourquoi chacun de nous génère, sans vraiment le savoir, près de 150 giga-octets de data par jour soit de quoi remplir la mémoire de 9 iPhones de 16 giga-octets toutes les 24 heures ».

« L’humanité qui avait stocké 12 zetta-octets (1 000 exa-octets) [3] en 2015 en génèrera 2142 en 2035, soit près de 180 fois plus ». « le flot de données quotidiennes produit par l’humanité avoisine 5 exaoctets (milliards de milliards d’octets), autant que toutes celles produites depuis le début de l’informatique jusqu’en 2003… Et ce nombre va croître exponentiellement avec les centaines de milliards d’objets connectés à la 5G ».

 2 - Internet : une infrastructure en expansion rapide, avec une course à la performance par l’innovation technologique

Pour satisfaire l’inflation des usages, on assiste à une sophistication croissante des terminaux (« L’ordinateur de chaque smartphone est aujourd’hui cent fois plus puissant que les meilleurs ordinateurs conçus il y a 30 ans »), au déploiement d’une infrastructure de télécommunication toujours plus dense (cables, satellites, routeurs, bornes wifi,…) et à la multiplication de centres de données (data centers) toujours plus performants.

Guillaume Pitron détaille l’appareillage utilisé pour la transmission d’un like (le fameux pouce en l’air) sur Face book. « Vous avez liké une photo du profil Facebook de votre collègue de travail. Pour parvenir jusqu’à son portable le like a voyagé à travers les sept couches de fonctionnement d’Internet qui permettent la communication entre deux terminaux ( transmission binaire ou analogique, adressage physique MAC, LLC ; parcours et adressage (IP) ; connexion de bout en bout et contrôle de flux (TCP), …). Entre les deux portables, la notification a parcouru l’antenne 4G d’un opérateur mobile ou une box Internet, glissé le long des parties communes de l’immeuble pour atteindre les tuyaux de cuivre enfouis 80 cm sous les trottoirs, puis elle a parcouru des câbles qui filent le long des grandes voies de communication pour rejoindre d’autres like dans les locaux techniques de l’opérateur. Il lui a fallu ensuite traverser les mers et transiter par un centre de données. Du tréfonds du net, le like a enfin pris le chemin inverse jusqu’au téléphone de votre collègue. Et même si cette collègue se trouve à 10m de vous, votre signal a en réalité voyagé sur plusieurs milliers de km. Pour réaliser des actions aussi impalpables qu’envoyer un e-mail sur Gmail, une émoticône sur Facebook, une vidéo sur TikTok ou des photos de chatons sur Snapchat, nous avons édifié, selon Greenpeace [4] , une infrastructure qui, bientôt, « sera probablement la chose la plus vaste construite par l’espèce humaine », composées de matières et consommant de l’énergie  ».

2-1 Les smartphones

Un smartphone classique contient dorénavant 2 caméras, 3 micros, un capteur de gestes infrarouge, un détecteur de proximité, un magnétomètre, ainsi que de multiples antennes GPS, Wifi, 4G et Buetooth.

Pour qu’un téléphone puisse photographier, filmer, enregistrer, géolocaliser, capter (et, accessoirement, téléphoner) il a fallu démultiplier la puissance des puces, sans pour autant accroître leur taille. « Pour graver toujours davantage de transistors sur une plaquette d’un centimètre carré l’industrie a délaissé l’échelle du micromètre (un millième de millimètre soit l’épaisseur d’un cheveu), pour le nanomètre, soit une dimension mille fois plus réduite encore ». « TSMC grave des transistors de 5 ou 7 nanomètres et a promis de descendre à 3, 2 voir 1 nanomètre  ».

2-2 Les composants électroniques, une course à la miniaturisation

Les puces figurent parmi les composants électroniques les plus complexes qui soient. « Il faut une soixantaine de matières premières, telles que du silicium, du bore, de l’arsenic, du tungstène et du cuivre, toutes purifiées à 99,9999999% pour les produire. La gravure des transistors n’est pas chose plus aisée, certaines puces contiennent 20 milliards de transistors. 50 puces sur « un wafer », une galette, totalisent 1000 milliards de transistors ».

« Les 500 étapes de la chaîne de fabrication d’un circuit intégré vont faire intervenir jusqu’à 16 000 sous-traitants éclatés dans des dizaines de pays au monde. La mine de quartz se trouve probablement en Afrique du sud, les plaques de silicium sont produites au Japon, les appareils de photolithographie qui permettent de graver les transistors sur les plaques de silicium avec une finesse inégalée viennent des Pays Bas, le groupe TSMC fabrique à Taïwan 50% des circuits intégrés du nanomonde destinées notamment aux smartphones, les puces sont mises en boitier au Vietnam, puis on les expédie au groupe Foxconn en Chine pour qu’elles soient intégrées dans les iPhones.  »

2-3 la multiplication des centres de données (data centers)

Lorsque nous réservons un billet d’avion, commandons une pizza, appelons un ami, notre téléphone ne communique pas directement avec Air France, Pizza Hut ou le téléphone de l’ami, l’appel transite par un centre de données abritant de nombreux serveurs qui analysent, envoient et stockent ces messages.

Pendant longtemps les données des entreprises étaient stockées sur des serveurs internes. Pour des raisons de coût et de sécurité les entreprises préfèrent confier ces données à des hébergeurs spécialisés, des « datacenters » sortes d’hôtels pour serveurs reliés à Internet et gérés en colocation. Ces centres de données constituent le « cloud », service externalisé de stockage de données qui « gère déjà 1/3 des données produites dans le monde ».

Des dizaines de milliers d’immeubles, certains pouvant atteindre une 20aine d’étages, se sont implantés pour héberger ces datacenters, dans tous les lieux de concentration des communications (Washington, Hong Kong, Johannesburg, Sao Paulo) et surtout les grandes places boursières. « Et le marché de ces infrastructures qui avoisine 124 Mds€ annuels croît de 7% par an ».

2-4 Des câbles sous les océans toujours plus nombreux, un enjeu géopolitique

« Près de 99% du trafic mondial de données transite aujourd’hui via des câbles déployés sous terre et au fond des mers ».

Ce sont de fins tuyaux de métal enveloppés dans du polyéthylène(plastique), renfermant en leur cœur « des paires de fibre optique, c’est-à-dire des fils de verre, dans lesquels transitent à environ 200 000 km par seconde l’information codée sous forme de pulsations de lumière  ».

Les progrès de la fibre ont été exceptionnels. « Le TAT8 premier câble entre les USA et l’Europe en 1988 pouvait permettre de passer 40 000 appels téléphoniques simultanés. Aujourd’hui le Dunant pourrait en supporter 5 milliards ».

« Environ 450 tentacules allumées tapisseraient désormais le fond des océans, totalisant 1,2 millions de km, soit 30 fois la circonférence de la terre ». Leur nombre, en croissance permanente, pourrait atteindre « un millier en fonctionnement à l’horizon 2030 ». « Il faut régulièrement remonter à la surface et recycler les câbles inutilisés. C’est le fait de sociétés spécialisées, les propriétaires de câbles ne s’en chargent pas. 1million de km de circuits optiques désaffectés reposent au fond des mers. Leur durée de vie est d’environ 25 ans  ».

« La filière est en ébullition. Son chiffre d’affaires croît de 11% par an et devrait s’élever à 22Mds $ en 2025… (La pose d’un câble sous-marin peut coûter des centaines de millions d’euros, mais cela reste 10 fois moins onéreux que de creuser des tranchées sur la terre ferme). La pression sur le secteur est forte vu le rythme de croissance des données à transporter, mais les avancées technologiques pourraient permettre de l’absorber et l’évolution vers une dissémination plus grande de mini datacenters moins distants pourrait soulager cette pression  ».

Le déploiement de l’épine dorsale d’Internet est impacté par des enjeux géopolitiques. Guillaume Pitron relate le coup de force de l’Egypte qui a augmenté ses tarifs sur le nœud du canal de Suez et entraîné la construction d’un tracé alternatif par Google, l’aventure des nouvelles autoroutes de l’arctique avec le projet Arctic Connect du finlandais Cinia qui permettrait d’économiser 12 000km pour relier l’Asie à l’Europe, les ambitions de la Chine déployant ses routes de la soie numériques après avoir maîtrisé en 20 ans toutes les technologies nécessaires. « A l’époque où les Européens tiraient jusqu’à l’Afrique leurs circuits baptisés « fraternité » ou « amitié » succède celle où Pékin s’apprête à faire atterrir « Peace » à Marseille, non sans avoir provoqué au passage des inquiétudes, côté français, sur les risques d’espionnage de cette opération  ».

 3 - Un bilan environnemental préoccupant

Smartphones, puces électroniques, centres de données, les enquêtes de Guillaume Pitron et ses collaborateur(trice)s montre que leur fabrication et leur maintenance engendre une forte consommation de matières, d’énergie et d’eau. L’extraction des matières premières nécessaires est source de pollutions et de conditions de travail dégradées, le refroidissement des usines de semiconducteurs et des data centers recourt aux gaz fluorés bien plus nocifs que le CO2.

3-1 Quid de la dématérialisation ?

« Un smartphone classique incorpore 54 matières premières différentes, contre seulement 10 pour le téléphone des années 1960 et 29 pour le portable des années 1990. La fabrication des smartphones exige le déploiement d’une ingénierie très complexe et énergivore, elle est responsable de 80% de sa dépense énergétique au cours de son cycle de vie  ».

L’institut de Wuppertal (Allemagne) a élaboré un indicateur mesurant l’incidence matérielle de nos modes de vie. Le « Material Input Per Service unit » MIPS, soit la quantité de ressources nécessaires à la fabrication d’un produit ou d’un service. Cette approche occasionne une mobilisation connue sous le nom de facteur 4 : si l’on divisait par quatre notre consommation de matière et d’énergie cela permettrait de produire 2 fois plus de biens tout en divisant par 2 l’impact matériel de nos modes de vie. Or l’inflation des usages numériques va en sens inverse. Le rapport entre le poids d’un équipement ou d’un service numérique et celui des ressources qui ont été mobilisées pour le produire est vertigineux.

« Ainsi un ordinateur de 2kg a mobilisé 22kg de produits chimiques, 240 kgs de combustible et 1,5 tonne d’eau claire. C’est le MIPS d’une puce électronique qui bat tous les records : 32kg de matière pour un circuit intégré de 2g. Une heure de télévision mobilise de 1 à 2kg de ressources, un SMS pèse 0,632kg. Les données mobilisées pour le calcul du MIPS, souvent issues d’estimation et d’avis d’expert sont affectées d’imprécisions mais les ordres de grandeur sont parlants  ».

Le poids matériel du numérique est encore accentué par l’obsolescence rapide : les nouvelles générations d’équipements rendent inutilisables les anciennes, des obstacles se dressent à leur réparabilité, les applications et programmes installés sur les interfaces sont de plus en plus lourds. « L’association green IT révèle que le poids d’une page web a été multiplié par 115 entre 1995 et 2015  ». La durée de vie d’un ordinateur est passée en trois décennies de 11 à seulement 4 ans. « Moins de 20% des déchets électroniques sont actuellement récupérés et recyclés  ». Des efforts sont à noter pour contrer cette tendance, ’repair’ cafés, indice de réparabilité, fairphones, dont l’impact est encore très limité.

« L’infrastructure qui soutient nos usages numériques siphonne une part croissante des ressources terrestres : 12,5% de la production mondiale de cuivre, 7% de celle d’aluminium et des proportions notables de métaux plus rares : « 15% du palladium, 23% e l’argent, 40% du tantale, 41% de l’antimoine, 42% du berylium, 66% du ruthenium, 70% de gallium, 87% du germanium, et même 88% du terbium  ».

3-2 Une très forte consommation énergétique

  • 3-2-1 Pour la fabrication des composants

La production des puces électroniques demande beaucoup d’énergie. « L’extraction et le raffinage du silicium, la fonte des wafers à 1400°C, l’énergie lumineuse mobilisée par des machines produisant des ultraviolets extrêmes et les dizaines d’opérations de nettoyage des plaques constituent des procédés follement énergivores  ».
« A Taiwan, les installations de TSMC mobiliseraient une puissance équivalente à 2 à 3 réacteurs nucléaires, 3% de la consommation nationale produite à 43% par des centrales à charbon et à pétrole ».

  • 3-2-2 pour le fonctionnement des centres de données

« La température de certains composants des datacenters peut atteindre 60°C, or, pour un environnement de travail optimal, l’air ambiant d’une ferme de données doit afficher entre 20°C et 27°C. Energivores, les systèmes de refroidissement peuvent mobiliser jusqu’à la moitié de l’électricité d’un centre de données ... L’énergie est le premier poste de dépense d’un datacenter… Amazon aurait signé en France un contrat de fourniture d’électricité de 155 mégawatts soit les besoins d’une ville de plusieurs millions d’habitants  ».

L’exigence d’un fonctionnement sans faille entraîne aussi un surdimensionnement et une redondance. « La messagerie Gmail serait dupliquée 6 fois … Un routeur fonctionne au maximum à 60% de sa capacité  ».

« Les centres de données représenteraient entre 1 et 3% de la consommation électrique mondiale, chiffre qui pourrait être multiplié par 4 ou 5 d’ici 2030 compte tenu de l’inflation de la production de données ».

« Nos gestes numériques ont un impact carbone dont nous devons prendre conscience. Un courriel génèrerait au minimum 0,5g, 20g si une pièce attachée est jointe, or 319milliards d’e-mails sont envoyés chaque jour dans le monde. L’impact carbone des courriels est cependant dérisoire par rapport à la vidéo en ligne (cf. le rapport du Shift Project « climat, l’insoutenable usage de la vidéo en ligne ») qui représente 60% des flux de données. Le clip de Gangnam Style le tube planétaire du chanteur sud-coréen Psy, visionné en ligne environ 1,7 milliards de fois, aurait généré une consommation électrique de 297Gwh soit la consommation électrique annuelle d’une ville comme Issy les Moulineaux  ».

  • 3-2-3 Une énergie décarbonée ?

A partir de l’exemple de la Virginie, Guillaume Pitron pointe la part encore très importante de l’énergie carbonée consommée par les GAFAM [5] . « Un rapport de Greenpeace de 2017 affirmait que les besoins électriques d’Amazon web services proviennent à 30% du charbon. Ce serait le cas de 23% du mix d’Adobe, 36% de celui d’Oracle, 23% de celui de LinkedIn et 21% de Twiter  ». En attendant que les fournisseurs d’électricité de Virginie atteignent 100% de renouvelable ce que leur enjoint une loi de 2020 à l’échéance 2045 ou 2050, les grands du numérique compensent leurs émissions de CO2 par des « crédits d’énergie verte » achetés à trop faible prix sur les marchés créés aux USA en 1998 et en Europe en 2001.

  • 3-2-4 L’industrie numérique à la recherche d’économies d’énergie

Comment consommer moins d’énergie ? comment s’approvisionner en une électricité qui n’émette pas de gaz à effet de serre ? Voilà deux interrogations existentielles qui agitent les grandes firmes du numérique en quête de respectabilité.

Diverses solutions sont expérimentées. Les data centers « hyperscale » pouvant comprendre des milliers de serveurs permettent une optimisation du stockage... Le groupe Microsoft expérimente une nouvelle génération de data centers sous-marins au large des iles Orcade.

Guillaume Pitron et son équipe ont enquêté sur l’implantation des data centers de Facebook à Lulea dans le grand nord suédois. Cette région présente une forte attractivité, avec ses températures pouvant descendre à -41°C susceptibles de refroidir naturellement les centres de données, et sa proximité des zones de fort trafic d’Europe. Le site est édifié sur près de 3ha, a été inauguré en mars 2013. Depuis, toutes les données produites par les Européens sur les réseaux dont Facebook a la propriété sont concentrées dans le grand nord mais c’est au prix de dégâts environnementaux dont la disparition du fleuve Lulea.

« De nombreux spécialistes des datacenters pensent que l’éloignement géographique des données réfugiées près de pôles rendra leur temps de transfert difficilement acceptable. Au côté des infrastructures « hyperscale » l’avenir serait au « edge », un réseau de micro centres de données éparpillés plus proches des utilisateurs…, des circuits informatiques courts en quelque sorte qui présenteraient également l’avantage de diminuer la consommation énergétique du transfert de données, réputée plus lourde que leur stockage  ».

Les solutions imaginées pour baisser la consommation énergétique de l’infrastructure qui les supporte parviendront-elles à compenser le rythme effréné de croissance de la masse de données collectées et traitées qui s’annonce ?

Dans la foulée du « World Digital Clean Up Day » initié par l’Estonienne Anneli Ohrvil dont la première édition a eu lieu en avril 2020, qui pointe le stockage automatique sur le cloud des opérations sur les terminaux d’Apple, l’auteur énumère les petits gestes pour ralentir la consommation d’énergie : « regarder une vidéo en utilisant le signal Wifi, ce qui amène à consommer 23 fois moins d’énergie qu’en passant par la 4G ; éteindre sa box en quittant son domicile car celle-ci consommerait autant qu’un grand réfrigérateur ; se connecter sur un site web sans passer par Google puisqu’une requête effectuée sur le moteur de recherche capterait autant de courant qu’une ampoule allumée pendant 1 à 2 minutes ; visionner un film en basse définition, ce qui diviserait par 4, voire même par 10 la consommation d’énergie…se tourner vers des services respectueux de la vie privée (malheureusement moins connus) ».

3-3 Des pollutions et une énorme consommation d’eau

L’industrie des microprocesseurs rejette des déchets liquides, solides et gazeux. Certains affirment que ce ne seraient pas moins de 280kg de produits chimiques qui seraient générés pour chaque kg de silicium produit [6].

Pour la production des puces électroniques des smartphones « TSMC consommerait 156 000 tonnes d’eau par jour à 86% retraitée ».

Pour refroidir leurs serveurs les data centers utilisent des systèmes de climatisation à base de gaz fluorés et une énorme quantité d’eau. « Un centre de données de taille moyenne peut consommer pour ses systèmes de climatisation jusqu’à 600 000m3 d’eau par an soit de quoi remplir 160 piscines olympiques ou subvenir aux besoins de 3 hôpitaux  ».

Les gaz fluorés prolifèrent en raison de l’engouement pour la climatisation. Les HFC se sont substitués aux CFC responsables de la destruction de la couche d’ozone. Mais une seule molécule de ce type de gaz est beaucoup plus puissante que le dioxyde de carbone. Leur pouvoir réchauffant est 2000 fois supérieur en moyenne. La nature ne sait pas les décomposer car ils sont synthétiques et ils restent très longtemps dans l’atmosphère. En 2016 un accord international de 197 pays signataires décide de l’interdiction progressive des HFC, mais avec une période de grâce. La Chine premier producteur de HFC commencerait à les supprimer en 2029 et l’Inde en 2032.

Guillaume Pitron est aussi allé enquêter près des mines de graphite en Chine peu accessibles. Il a pu constater leur incidence dramatique sur l’environnement et les conditions de travail déplorables des mineurs. Le graphite est indispensable pour les batteries de téléphones portables.

3.4 Multiplier les équipements numériques contribuerait à la transition écologique ?

Le livre, avec l’appui d’enquêtes documentées, montre l’absence de lien évident entre le recours massif au numérique et le résultat en matière de progression dans la transition écologique. Le concept des « smart cities », la collecte et l’analyse de multiples données sur l’état des milieux naturels recueillis par satellite ou la gestion numérique des consommations quotidiennes, tous développements connus sous le slogan de « green IT » qui ont pour effet avant tout une inflation des équipements et traitements numériques n’ont pas prouvé leur utilité dans la lutte contre les pollutions et le changement climatique. L’auteur dévoile l’intense lobbying de l’industrie numérique pour accréditer la contribution des outils numériques à la transition. Les alertes en contrefeux lancées par les ONG diffusent trop lentement dans les entreprises et auprès des responsables politiques.

Guillaume Pitron est catégorique. « Nous en sommes convaincus : la pollution digitale met la transition énergétique en péril et sera l’un des grands défis des trente prochaines années  ».

 Quelles perspectives d’avenir ?

« Au 21 ième siècle quantités d’utopies techniques sont devenues réalité. Nous vivons dorénavant au rythme de la puissance des algorithmes, du débit de transmission des antennes 5G. Emerveillés par ces outils, nous nous soucions pourtant des menaces pour notre santé mentale, pour les démocraties et pour le climat qu’ils génèrent ».

Internet est encore jeune, sa diffusion dans le grand public n’a que 20 ans. Guillaume Pitron a interviewé plusieurs experts du secteur sur les perspectives d’avenir.

Certains manifestent leur foi inébranlable dans le fait que les dommages environnementaux seront compensés par les bénéfices attendus. « Dans le sillage des scientifiques, un réseau de multinationales et de start up affine un récit conditionnant la protection de la planète au développement illimité des technologies, en particulier celles du numérique : « mines intelligentes, moins énergivores, robots recycleurs (Daisy d’Apple), outils de traçage permettant d’identifier l’origine des matières premières (Circulor) ». L’avènement des performances démultipliées de l’informatique quantique est aussi évoqué.

Une autre tendance, les « Frugaux-Résilients » avec les mouvements Waag, Libre Planet, Framasoft, souhaite une décroissance de l’usage du numérique, met en avant les vertus des logiciels libres, prône des appareils « low tech » à fabrication simplifiée, facilement réparables et recyclables et la relocalisation des réseaux Internet.

Le « Shift Project » face à l’impact écologique de la vidéo en ligne indique : « le rôle des pouvoirs publics … est de permettre une priorisation de certains usages par rapport à d’autres, sur la base de leur pertinence, de leur caractère essentiel, au service de l’intérêt général  ».

Guillaume Pitron évoque une inéluctable remise en cause de la neutralité du net. « La consommation de services numériques pourrait être encadrées par des quota de connexion et des contraintes techniques telles que la limitation des débits des infrastructures. Le stockage des seules données essentielles au bien commun (data à caractère médical, militaire, financier) serait privilégié. L’accès à Internet serait en partie payant. On choisirait de ne pas franchir certaines frontières technologiques telles que l’IA forte ou l’informatique quantique, dont les effets négatifs seraient considérés comme supérieurs aux bénéfices attendus  ».

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Notes

(pour revenir au texte, cliquer sur le numéro de la note)

[1source 2020 « This what happens in an Internet minute » infographie de Lori Lewis et Chadd Callahan spécialistes américains du numérique

[2soit 8 bits, impulsions binaires 0 ou 1 qui seules sont comprises par les outils informatiques

[3Gigaoctet = 1 milliard d’octets, exaoctets = 1 milliards de milliards d’octets (1 trillion d’octets), zetta-octets=1000 exa-octets (trillions d’octets)

[4« Clicking clean -Who is winning the race to build a green internet ? » rapport de Greenpeace International 2017

[5Acronyme des géants d’Internet Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft

[6« le silicium : les impacts environnementaux liés à la production », EcoInfo CNRS, 20 Octobre 2010

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 Bibliographie

* Frédéric Bordage, Marine Braud, Damien Demailly et al, livre blanc numérique et Environnement IDDRI mars 2018, fondation green IT
* Frédéric Bordage : sobriété numérique, les clés pour agir, Buchet Chastel 2019
* Lean ICT : Pour une sobriété numérique, Rapport du groupe de travail dirigé par Hugues Ferreboeuf pour le think tank, the shift project, octobre 2018
* the shift project «  climat, l’insoutenable usage de la video en ligne, un cas pratique pour la sobriété numérique », 2020
* ADEME «  la face cachée du numérique réduire les impacts du numérique sur l’environnement », janvier 2021
* Institut Sapiens Paris «  Le numérique est-il source d’économies ou de dépenses d’énergie ? », 6 juillet 2020
* Greenpeace International « Clicking clean -Who is winning the race to build a green internet ? », rapport de 2017

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