Résumé
La prise de position assez générale de Jacques Testart sur le « progrès », qui est reproduite ci-dessous, nous a paru particulièrement significative en raison de la notoriété de son auteur. Nous la publions en dépit du fait que les responsables de l’Encyclopédie du Développement Durable ne sont guère en accord avec sa référence à la nécessité d’une décroissance généralisée et avec sa critique radicale de la notion de développement durable. Nous rappelons à cette occasion que l’Encyclopédie se veut ouverte à la diversité des opinions.
Le Comité de lecture de l’Encyclopédie
Ce que sera le monde en 2030 dépend largement de ce qui se passe aujourd’hui, et se passera demain dans les laboratoires. C’est pourquoi les orientations scientifiques comme les développements technologiques ne peuvent plus être laissés entre les mains de quelques spécialistes, ni pilotés par les seuls désirs de profit ou de puissance.
Il existe trois voies possibles pour la suite du monde. La première consiste à fermer les yeux en priant pour la Sainte Croissance, à consommer et à polluer plus que jamais et, selon toute vraisemblance, à finir dans le mur. À l’inverse, on pourrait tout arrêter même si rien ne nous permet de croire que le meilleur est déjà disponible et qu’il ne suffirait plus que de se débarrasser du pire. La troisième voie consiste à regarder en face les dégâts, prévoir ceux à venir, freiner la machine là où elle apporte désormais plus de nuisances que de bienfaits et continuer à inventer des artifices qui ne contribueraient pas à une croissance suicidaire ou à des gadgets aliénants.
Plutôt que cultiver des cancers technologiques au nom de la compétitivité, on pourrait rendre disponibles pour tous les habitants de la planète les véritables progrès déjà acquis. Ensuite, on déciderait collectivement de la suite du monde, on chercherait des innovations qui avantagent le plus grand nombre, au moindre risque pour notre environnement et dans une perspective de mieux universel qu’on peut nommer « épanouissement équilibré et solidaire ».
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La nouvelle classification de cet article est :
• 1.3- Le développement durable en débat
• 7.4- Recherche et veille citoyennes
Auteur·e
Jacques Testart, Docteur ès-sciences, Directeur de recherche honoraire à l’INSERM, agronome et biologiste, ex-Président de la Commission française du développement durable, s’est consacré aux problèmes de procréation naturelle et artificielle. Il est le père scientifique du premier “bébé éprouvette” français en 1982.
Chercheur engagé, il s’affirme un défenseur vigilant d’une science prenant en compte la dignité humaine. Il est Secrétaire de la Fondation Sciences Citoyennes.
Beaucoup de gens, et bien des scientifiques, pensent que le « progrès » est le résultat de l’accumulation unidirectionnelle et ininterrompue de savoirs et de techniques, comme si la « main invisible » de la science nous conduisait là où il serait impossible de ne pas aller. Pourtant, selon Alain Gras (Le choix du feu, Fayard, 2007) « nous sommes le fruit d’une bifurcation dangereuse qui s’est produite au cours du XIX° siècle, et non l’aboutissement, même provisoire, de la longue marche de la civilisation » .Cette bifurcation, c’est l’invention et l’usage des machines thermiques (à vapeur puis à explosion). Pour A.Gras il s’agit d’un « hasard du devenir » qui a imposé le feu en moyen unique de la puissance et ainsi, au mépris des contraintes sociales, à dominer par la technique la nature et les hommes. De ce choix historiquement daté découle l’adoption de dispositifs énergétiques puissants, à caractère impérialiste, et finalement suicidaires (Serge Latouche, La Mégamachine, La Découverte, 2004) alors que le recours aux énergies renouvelables, aujourd’hui tellement vanté, aurait pu s’instituer en modèle privilégié avec 2 siècles d’avance !
Comment expliquer que les civilisations précolombiennes fabriquaient des jouets en bois à 4 roues sans jamais « inventer » la roue utilitaire ? Que les anciens Chinois disposaient d’une pompe à eau à piston et aussi de mines de charbon mais sans jamais avoir voulu associer l’une à l’autre, ou encore qu’ils ont très tôt réservé la poudre à canon pour les feux d’artifice ? Que les Indiens d’Amérique du Nord nous ont emprunté le cheval mais sans la technologie de monte (selle, étriers, harnais) que les Européens estiment indispensable mais qui ne correspondait pas à leur vision du monde ? Les peuples qui ne se préoccupent pas d’efficacité peuvent avoir d’autres désirs en maniant des outils que cette « rationalité des fins » que nous avons inventée. Quand le Président français méprise les Africains en assénant : « L’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire ! » il n’imagine pas qu’il existe d’autres histoires possibles où croissance et productivisme sont des notions exotiques !
La fonction économique de la recherche scientifique est devenue déterminante parce que la science est sollicitée activement pour produire de la croissance (productivité, nouveaux marchés, …) et de la suprématie (technique, militaire, commerciale, …). On comprend alors que, dans la compétition revendiquée par l’idéologie libérale, chaque pays rogne sur les coûts nécessaires à l’acquisition de connaissances, au profit d’investissements destinés aux opérations de maîtrise (technologies exclusives, brevets, …). Depuis que les entreprises multinationales ont recherché les conditions les plus compétitives et se sont investies dans les sites les plus propices au développement de technologies mondialisées, c’est surtout leurs projets qui définissent les thématiques « utiles » en recherche dite fondamentale, d’autant que l’association des laboratoires avec des industriels est plus que conseillée par les institutions publiques de recherche. Même si le budget d’un laboratoire ne dépend que pour 10 ou 20 % de contrats passés avec le monde industriel (ou caritatif), cet apport peut suffire à orienter profondément son activité, surtout si le financement public, souvent encore majoritaire, est conditionné à l’obtention de ces ressources extérieures. Constater que des orientations de recherche sont ainsi privilégiées, c’est reconnaître que les autres orientations possibles de la recherche s’en trouvent handicapées, voire annulées, sans que nul n’ait décrété qu’elles étaient sans intérêt ! Ainsi le financement quasi exclusif de certaines activités de recherche est-il responsable de la paupérisation des vastes domaines scientifiques qui en sont exclus. Pourquoi des plantes transgéniques (toujours sans avantages) et pas plus de recherches sur les méthodes culturales ou les améliorations variétales ? Pourquoi les thérapies géniques (toujours inefficaces) et pas plus de recherches sur les maladies contagieuses ou les résistances bactériennes ? Pourquoi de nouvelles machines nucléaires (EPR, ITER, dangereuses pour des milliers d’années) et pas plus de recherches sur les économies d’énergie ou la pollution environnementale ?
De nombreux chercheurs admettent que la nature et la gestion de la technoscience sont à réviser complètement mais qu’en est-il de la science elle même ? On sait que la production de connaissances exige des moyens de plus en plus lourds et consommateurs d’énergie mais la population paraît plutôt disposée à accorder une licence d’exception à la recherche cognitive, comme si les humains refusaient de subir un destin sans chercher à comprendre l’agencement du monde.
Refuser toute technologie témoignerait d’une vision religieuse du monde et de l’humanité, comme il arrive pour ceux qui pensent notre futur à la seule lumière des technologies. Mais ce serait aussi impossible. D’abord parce qu’il existe des techniques indiscutablement utiles et « durables » mais aussi parce que l’avenir nous réserve des nuisances graves et accélérées contre lesquelles il faudra bien s’armer, sans céder au mirage d’une technologie neutre. L’enjeu est alors de remplacer nos prothèses techniques, construites pour la vitesse et la centralisation, par d’autres prothèses capables de nous satisfaire dans un cadre de ralentissement et de délocalisation. Ivan Illich avait montré que les nouveaux outils créés pour entretenir une illusion de maîtrise deviennent rapidement contre-productifs. Ainsi les grands systèmes de production mécanisée, supposés éradiquer les contraintes posées par la nature, instituent des contraintes encore plus redoutables et finalement une perte d’autonomie de la société et des individus. Le leurre consiste à faire croire que des miracles technologiques viendront à notre secours pour compenser les drames induits par les technologies (Jacques Ellul, Le bluff technologique, Hachette, 1988). Il s’agit alors de foi plus que de science et l’affirmation de telles croyances par des scientifiques renommés pourrait s’avérer criminelle car nous n’avons aucune garantie sur l’occurrence de telles innovations salvatrices. Le délire scientiste est sans limite, laissant croire à des manipulations géantes pour contrôler le climat, à la création de puits de carbone absorbant tout le CO2 excédentaire, à la pollinisation artificielle se substituant aux abeilles, aux miracles variés promis par les nanoproduits ou les nanorobots et par la convergence des nouvelles technologies (NBIC)… Un seul exemple : le 19 janvier 1959, le quotidien Le Monde vantait un générateur atomique de poche qui pèse environ 1 400 g « n’offre aucun danger de radiation » et est susceptible pour un prix d’achat de 200 dollars de fournir de l’énergie « pour plus d’un siècle ». Cette « réalisation de grande valeur » se fait toujours attendre 50 ans plus tard…Mais qui se souvient de cette proposition ? Et comment analysera t-on dans 50 ans les formidables utopies techniques promises aujourd’hui : maïs transgénique pour se passer d’irrigation, déchets des centrales nucléaires enfin inactivés, climats façonnés à volonté par la géo-ingénierie, voiture non polluante, eau de mer dessalée à bas coût, homme « amélioré » selon la Déclaration transhumaniste (2002), …
Malgré de telles ambitions, la science est en décroissance forcée depuis une période récente puisque les lieux où elle s’exerçait et les acteurs qui l’animaient, lui ont largement substitué la technoscience. C’est que la compétitivité qui anime les sociétés libérales ne trouve pas de profit réel par la découverte mais seulement par l’innovation. La première étant cependant un préalable à la seconde, le jeu capitaliste consiste à tirer très vite profit, en innovant ici, des découvertes qu’on espère voir réalisées ailleurs…mais les innovations seront vite bornées en l’absence de nouveaux savoirs pour les alimenter. De plus, la technoscience devra s’adapter aux récentes exigences qu’imposent la disparition des ressources abondantes et la préservation de la vie terrestre, c’est-à-dire à une décroissance quantitative des productions et consommations en même temps qu’à une révision des besoins réels et des modes de vie. Cette décroissance peut être perçue comme un choix ou bien comme un destin. Je suis de ceux qui la croient inévitable, qui y voient aussi l’occasion d’une révolution humaniste, mais qui craignent que la pénurie pousse les puissants à s’approprier toutes les miettes, au risque d’affrontements violents. Il s’agit donc de préparer cet avenir plutôt que le nier, ceci pour éviter des drames planétaires mais aussi pour ne pas rater cette occasion inespérée de rouvrir l’avenir.
Certes les pays dits « en voie de développement » doivent disposer d’un droit exceptionnel à produire et consommer mais ce ne serait pas leur rendre service, ni à l’humanité entière ni à la planète, que de lire ce droit comme celui de mimer les pays déjà développés. Car la raison implique que ce qui fut une impasse pour les riches ne peut pas constituer l’avenir des pauvres. Ainsi faut-il, par exemple, décourager l’industrialisation exacerbée de l’agriculture et privilégier l’utilisation des ressources renouvelables et locales en produisant des aliments de consommation directement humaine (en évitant la transformation carnée intermédiaire). Quand la « croissance verte » propose la fusion de l’écologie avec l’économie capitaliste sous le slogan « green is business ! », son objectif croissanciste ressemble à une impasse puisque le réchauffement de la planète s’avère déjà irréversible. Pourtant, la « patronne des patrons » français, Laurence Parisot, déclare impunément que si « un peu de croissance pollue, beaucoup de croissance dépollue !… » .
On peut considérer avec Ernest Garcia (Entropia N°3, décroissance et technique, automne 2007) que l’apparition d’une nouvelle « matrice énergétique » impulsant une technologie viable est très rare, au point qu’on n’en connaîtrait que deux exemples dans l’histoire humaine : le contrôle du feu et l’invention de la machine à vapeur… Même si une nouvelle civilisation industrielle se construisait exclusivement sur l’énergie solaire et éolienne, son expansion demeurerait bien inférieure à celle qu’ont permis les combustibles fossiles. Car pétrole ou charbon furent d’exceptionnelles occasions d’usage, de gaspillage (et donc de pollution) tant ils furent durant deux siècles abondants, quasi gratuits, aisément transportables et stockables, et d’excellent rendement énergétique. N’est-ce pas pour continuer avec l’obsession de la croissance que l’on attribue aux énergies renouvelables le potentiel de nourrir les technologies modernes comme le montrent, par exemple, les efforts insensés pour faire croire que la civilisation de l’automobile pourrait perdurer grâce aux agrocarburants ?
La mythologie du « développement durable » n’est qu’un aménagement de l’idéologie de croissance indéfinie qui propose d’insérer de grandes installations d’énergie renouvelable au sein des « macro-systèmes techniques », lesquels sont en faillite mais rarement contestés.
La recherche scientifique devra se débarrasser de ces obsessions de high tech et d’innovations ininterrompues destinées à nourrir l’idéologie de la vitesse grâce aux TGV, autoroutes, avions, internet haut débit, … On glose beaucoup sur les vertus des nouvelles technologies d’information-communication en omettant l’empreinte écologique lourde du matériel informatique pour sa fabrication (eau, métaux rares, …), sa gestion (infrastructure des data centers, réseaux cablés sous marins, …) et son usage (énergie consommée, déchets non recyclés, …), toutes réalités qui dénient la nature réputée immatérielle, ou seulement écologique, de l’internet. Nombre de spécialistes prédisent qu’en 2030 internet consommera autant d’électricité que toute l’humanité aujourd’hui… Encore faudrait-il compter dans ses nuisances la protection quasi militaire des serveurs géants, l’espionnage généralisé des informations circulantes, l’asservissement des populations à l’outil informatique. En fait, par l’accélération fulgurante de la conception et de la production, des informations comme des machines, internet est un outil majeur de l’hyperproductivisme. Alors, faut-il en finir avec les TIC ? Certainement pas, mais est-il nécessaire de doter chaque enfant des pays du Sud d’un ordinateur portable ? C’est pourtant ce que dicte la conception idéalisée d’un homme nouveau, numérique et autonome, qui serait aussi « flexible et réifié » (Jean-Paul Gaudillière, Mouvements N° 54, 2008). Il semble que les zélateurs de la « société de connaissance », lesquels sont nombreux parmi les écologistes, soient autant fascinés par ces innovations technologiques que le sont les partisans de la croissance illimitée… Apprivoiser l’ordinateur dans une société économe et solidaire ce serait stopper la croissance indéfinie du nombre des machines, instituer leur utilisation raisonnée, viser l’usage collectif d’ordinateurs à vie longue et recyclables… bref, ce serait nuire aux chiffres de la croissance et donc aux profits des maîtres du monde !
Nous devons méditer ce conseil d’Ivan Illich (La convivialité, Seuil 1973) : « Les 2/3 de l’humanité peuvent encore éviter de traverser l’âge industriel s’ils choisissent dés à présent un mode de production fondé sur un équilibre postindustriel, celui-là même auquel les nations surindustrialisées vont être acculées par la menace du chaos ». Il est fascinant de constater l’irruption récente de techniques agricoles ultra simples mais novatrices, démontrant que la gestion décroissante des ressources n’est pas synonyme d’un « retour à la bougie »…Ainsi la protection des organismes vivants du sol, et donc la qualité agricole de la terre, s’avère supérieure par l’abstention du labour, une idée qu’aurait répudiée l’ancienne paysannerie… On constate aussi une économie d’eau considérable par le simple épandage de débris végétaux sur le sol (permaculture).
On aura toujours besoin de recherche mais ce sera pour améliorer les méthodes culturales plutôt qu’augmenter les chiffres de la croissance en contribuant à la diffusion massive de pesticides, engrais, machines polluantes, … On aura toujours besoin de recherche pour améliorer les variétés cultivées mais ce sera en favorisant la biodiversité afin de disposer des variétés les mieux adaptées à chaque terroir plutôt que développer des artifices coûteux et polluants pour adapter tous les terroirs aux mêmes clones brevetés.
La répartition des financements de recherche montre que, malgré les discours sur le « développement durable », les institutions privilégient les recherches qui conviennent à l’industrie et donc à la croissance économique. L’association Sciences citoyennes a ainsi analysé, pour la période autour de l’an 2000, les thématiques des publications scientifiques, reflets des investissements en recherche (http://sciencescitoyennes.org/spip.php ? article1440 http://sciencescitoyennes.org/spip....). Cette étude montre la désaffection programmée des orientations non bénéfiques à l’industrie : en France, il y a 3 articles concernant l’agriculture biologique pour mille articles concernant la discipline « Biologie appliquée–Ecologie », et 7 articles portent sur la santé publique et l’épidémiologie » pour mille publiés en recherche médicale. Le manque de moyens pour des recherches sur des thématiques que la population et les discours officiels semblent pourtant considérer comme prioritaires est retrouvé dans le domaine « Sciences pour l’ingénieur » avec 6 pour mille articles concernant l’énergie éolienne ou 9 pour mille concernant l’énergie solaire. Plus récemment (2007), on peut évaluer le financement de la thématique « santé environnementale » à seulement 7,4 % du budget « Biologie-Santé » de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) qui distribue désormais en France les crédits publics. La question que pose la décroissance n’est évidemment pas celle de la poursuite des activités de recherche mais de la nature des recherches qui sont menées pour contribuer à une nouvelle forme de civilisation.
Par ailleurs, une recherche véritablement au service de la société devrait aussi se faire en collaboration avec la population. C’est dire que les chercheurs institutionnels doivent cesser de mépriser ce « tiers secteur » de la recherche constitué d’individus curieux et motivés, souvent regroupés en associations, dont les apports à la connaissance comme à l’innovation deviennent évidents dans divers secteurs : évaluation de la biodiversité ou protection des variétés anciennes mais aussi contribution aux logiciels libres, aux stratégies thérapeutiques (malades du sida), évaluation des risques technologiques (mesure des radiations, des champs électro-magnétiques, des pollutions, détection des OGM, …) ou encore savoirs des peuples autochtones. Le Canada a innové dans la collaboration entre institutions académiques et citoyens en créant en 1999 les ARUC (Alliances de recherche Universités-Communautés) et la Région Ile-de-France a repris cette initiative avec les PICRI (Partenariats Institutions-Citoyens pour la Recherche et l’Innovation) lesquels connaissent un succès grandissant… peut-être parce que l’irruption du tiers secteur dans les laboratoires n’est acceptée par les scientifiques que pour obtenir une augmentation de leurs maigres budgets…
On doit pouvoir prendre le contre-pied de ce qui fut le choix technologique du XIX° siècle, la machine thermique et les grands systèmes technologiques, choix qui nous a menés dans l’impasse. Il faudra continuer à produire même si c’est pour assurer une vie plus frugale mais ce sera avec des structures productives différentes dont les principales caractéristiques seront : plus petites, locales, proches des citoyens, ne consommant que des énergies renouvelables et n’accumulant pas de déchets toxiques. Ces impératifs devraient provoquer la disparition à terme de la grande distribution et du tourisme de masse, du transport par avion et de l’automobile, de l’agriculture productiviste et de la publicité, de la plupart des domaines de la chimie et des biotechnologies…J’ai tenté d’imaginer ce que deviendrait l’Assistance médicale à la procréation (AMP) dans une telle perspective (Entropia, op. cit.) en considérant les pratiques éventuelles de fabrique du vivant à la lumière de certaines valeurs : dignité humaine, biodiversité, solidarité, coopération, convivialité, fragilité, prudence, autonomie, responsabilité, tolérance… Cette tentative, forcément subjective, présente l’intérêt de revisiter les argumentations de la bioéthique courante, lieu d’affrontements du religieux irrationnel avec le religieux de la science, et de commencer à réfléchir autrement, même si l’avenir demeure imprévisible. Elle s’inscrit dans la démarche de Hans Jonas (Le principe responsabilité, Ed du Cerf, 1990) de poser des limites à l’expansion de la puissance qui se fait au mépris de l’éthique et de l’écologie. Pourtant on ne saurait produire des recettes toutes faites pour une autre civilisation : les objecteurs de croissance ne sont pas les architectes de l’avenir, seulement des décolonisateurs de la pensée dominante.
Si on leur avait demandé leur avis en temps utile, les populations auraient pu proposer d’autres priorités que celles qui conviennent surtout à la croissance économique, et contester les dérives de l’appareil technoscientifique contraires à leurs intérêts. On notera qu’après la deuxième guerre mondiale, quand les États décidaient des orientations de la recherche, avant que ce soit les compagnies multinationales, la société n’avait pas davantage le droit de participer aux choix comme quand furent décidés les grands programmes de l’agriculture productiviste ou du nucléaire… Aujourd’hui, la globalisation des risques encourus et les capacités inédites de la technoscience pour transformer le monde font qu’il est urgent de recourir à des procédures pour gérer démocratiquement aussi bien les activités de recherche en amont que leurs conséquences en aval. S’il est hasardeux d’oser faire le portrait scientifique, technique et sociologique d’un monde en décroissance économique, il reste qu’on doit cultiver plus que jamais les exercices démocratiques afin que les citoyens puissent décider souverainement de leurs modes de vie. Pour cela il existe des procédures de consultation, dont la « convention de citoyens » (voir autre article dans ce volume) qui assure que les avis exprimés par des gens ordinaires mais sans conflit d’intérêt sont valides parce qu’ils résultent d’informations complètes et contradictoires. Décider de la suite du monde quand il est si malade passe par des innovations qui avantageraient le plus grand nombre, avec un moindre risque supplémentaire pour l’environnement et dans une perspective de mieux universel. Ce projet peut être nommé épanouissement équilibré et solidaire plutôt que par l’oxymore anesthésiant du développement durable (Réflexions pour un monde vivable, collectif dirigé par J. Testart, Ed 1001 Nuits, 2003). On n’avait pas imaginé que l’avancée de la civilisation industrielle nous conduise devant des murs si hauts que les solutions ne relèvent plus des experts. Jamais la démocratie n’aura autant compté pour le devenir de l’humanité.
Jacques Testart