Entretien - Interview

Réduire les inégalités, une condition nécessaire à l’acceptabilité des politiques environnementales

Rencontre avec Lucas Chancel

14 décembre 2018

Quel est l’état des inégalités aujourd’hui, en France et dans le monde ? Comment les inégalités sociales et environnementales interagissent ? Quelles politiques publiques adopter pour les combattre de front ? Et quel rôle pour les ODD dans ce combat ? Lucas Chancel , co-directeur du Laboratoire à l’Iddri, a répondu aux questions de Carole-Anne Sénit et de Vaia Tuuhia lors d’un entretien à l’Ecole d’économie de Paris. Cet article à été présenté lors de la conférence «  Inégalités sociales et inégalités environnementales : la double peine  » le 5 juin 2018 organisée par 4D,«  Construire une Europe durable pour tous  », wecf, dans le cadre du projet « Pour une Europe durable pour tous ».
Le rapport sur les inégalités mondiales, produit par les équipes des chercheurs Thomas Piketty et Lucas Chancel montrait que depuis 1980, les 1% les plus riches de la population mondiale ont capté 27% de la croissance des revenus dans le monde. En revanche, les 50% les plus pauvres n’en ont perçu que 12%. Lucas Chancel révèle que les populations victimes d’injustice sociale sont également victimes d’injustices environnementales : inégalités d’accès aux ressources environnementales, inégalités d’exposition aux risques environnementaux, et inégalités de résilience pour faire face aux dommages environnementaux. Au-delà de la question éthique, combattre les inégalités est bénéfique pour l’économie, la cohésion sociale, la santé de la population, et pour la vie démocratique. Quelles politiques publiques pour réduire les inégalités sociales et environnementales ? De nombreuses initiatives visant à réduire inégalités sociales et environnementales se développent au niveau local, La société civile doit contribuer à la diffusion de ces outils et plaider pour leur reconnaissance au niveau national.

Les participants :

Chancel, Lucas

Codirecteur du Laboratoire sur les Inégalités Mondiales à l’Ecole d’économie de Paris depuis 2015, et enseignant à SciencesPo Paris sur l’économie des inégalités et du développement durable. Il est également chercheur senior à l’Iddri. Auparavant, il a travaillé en tant que consultant pour le TERI (The Energy and Resources Institute, New Delhi, Inde) et pour l’EIFER (Institut européen de recherches sur l’énergie, Karlsruhe, Allemagne). Il a également été chercheur invité au sein du programme Habitat des Nations unies.
Ses thèmes de recherche actuels portent sur les interactions entre inégalités sociales, économiques et environnementales. Il a également travaillé sur les nouveaux indicateurs de prospérité, les déterminants de la consommation d’énergie des ménages ainsi que sur les liens entre prospérité, croissance et politiques environnementales.
Il est l’auteur d’ Insoutenables Inégalités (Editions Les petits matins, 2017).

Sénit, Carole-Anne

Chargée de Projet ODD (Objectifs de Développement Durable) à l’association 4D qu’elle a rejoint en octobre 2017. Elle est diplômée de Sciences Po Paris et docteure en sciences politiques, spécialiste des questions de participation.
Elle a réalisé sa thèse sur la participation de la société civile dans la définition des Objectifs de développement durable à l’Université d’Utrecht, en partenariat avec l’Iddri. Elle fait partie du réseau transdisciplinaire de recherche ’Earth System Governance’ sur la gouvernance globale des enjeux environnementaux. Avant sa thèse, Carole-Anne a travaillé au Cevipof puis à l’Iddri dans le cadre de divers projets de recherche sur le Grenelle Environnement et sur la fiscalité carbone.

Tuuhia Vaia

Diplômée de l’Ecole Supérieure de Commerce de Rouen en 1999, puis formée en urbanisme et environnement au Conservatoire National des Arts et Métiers (2003) et aux relations extérieures de l’Union Européenne (2006) à l’Université Libre de Bruxelles. A été représentante de la Polynésie française auprès de l’Union Européenne de 2005 à 2010.
Elle est déléguée générale de l’association 4D depuis 2010 et anime depuis 2015, le projet OurLife21 initié par 4D pour stimuler les Objectifs de développement durable (ODD) et l’Accord de Paris dans le quotidien des gens.
Elle est vice-Présidente de ‘Climate Chance’, réseau des acteurs non étatiques engagés pour le climat.

 1. Partout, les inégalités s’accroissent.

Le constat est sans appel : qu’il soit formulé par les ONG ou par les chercheurs, les inégalités progressent partout dans le monde. Selon le dernier rapport d’Oxfam publié ce lundi 22 janvier en amont du sommet de Davos, 82% de la richesse créée dans le monde en 2017 sont allés aux 1% les plus riches, alors que le revenu de la moitié de la population mondiale a stagné. Le rapport souligne également que le nombre de milliardaires a connu l’année dernière sa plus forte hausse, avec un nouveau milliardaire tous les deux jours. Les équipes d’Oxfam estiment par ailleurs le montant de l’enrichissement des 2043 milliardaires dans le monde “à hauteur de plus de sept fois le montant qui permettrait de mettre fin à la pauvreté extrême dans le monde”.

Le mois dernier, le rapport sur les inégalités mondiales, produit par les équipes des chercheurs Thomas Piketty et Lucas Chancel de l’Ecole d’économie de Paris, montrait que depuis 1980, les 1% les plus riches de la population mondiale ont capté 27% de la croissance des revenus dans le monde. En revanche, les 50% les plus pauvres n’en ont perçu que 12%. Si cette croissance des revenus, liée à la mondialisation, a permis aux franges les plus pauvres des populations des pays émergents de sortir de la pauvreté, les classes moyennes et populaires dans les pays développés n’en ont que très faiblement bénéficié. Ce constat infirme donc la “théorie du ruissellement”, selon laquelle les revenus des individus les plus riches sont réinjectés dans l’économie par leur consommation ou leur épargne, contribuant ainsi à l’activité économique et l’emploi.
Le rapport sur les inégalités mondiales montre également que les inégalités croissent à des rythmes différents selon les régions. Par exemple, les inégalités de revenus, dont l’indicateur de mesure principal est la part du revenu national détenu par les 10% les plus riches, augmentent beaucoup plus fortement aux Etats-Unis, en Inde, et en Russie qu’en Europe. Ainsi, entre 1980 et 2016, la part du revenu national allant aux seuls 10% les plus riches est passée de 31 à 55% en Inde, de 34 à 47% aux Etats-Unis, et de 32 à 37 % en Europe. La France a connu une évolution de ses inégalités de revenus similaire à celle de l’Europe : les 10% les plus aisés détenaient 31% du revenu national en 1980 et en détiennent aujourd’hui 35%. Les inégalités dans les pays européens progressent donc moins rapidement que dans d’autres régions du monde.

Graphique 1 : Evolution de la part de revenu des 10% les plus aisés dans le monde (1980-2016) .

Source : WID.world, rapport sur les inégalités mondiales 2018.

Si les inégalités de revenus n’ont pas explosé en France, l’augmentation du revenu national a avant tout profité aux 10% les plus riches. Sur la base de calculs réalisés à partir de données du Crédit Suisse, le rapport d’Oxfam publié ce mois confirme cette tendance : en 2017, les 10% les plus riches détiennent plus de la moitié des richesses alors que les 50% les plus pauvres se partagent à peine 5% de la richesse nationale. S’il n’y a pas d’appauvrissement, les revenus des classes moyennes et populaires stagnent, alors que ceux des plus aisés augmentent.

 2. Inégalités sociales et inégalités environnementales : des liens intrinsèques.

Des données empiriques récentes publiées par Lucas Chancel dans son ouvrage Insoutenables Inégalités (Editions Les petits matins, 2017) révèlent que les populations victimes d’injustice sociale sont également victimes d’injustices environnementales. Celles-ci sont de plusieurs ordres : inégalités d’accès aux ressources environnementales, inégalités d’exposition aux risques environnementaux, et inégalités de résilience pour faire face aux dommages environnementaux. “Les plus modestes ont en effet moins accès aux ressources environnementales comme l’eau, l’énergie, ou à une alimentation de qualité”, écrit l’auteur. En France par exemple, les 10% les moins aisés consomment 73 kWh par personne par jour contre 262 kWh pour les 10% les plus riches.

Graphique 2 : Consommation d’énergie par personne et par jour, en France, par catégorie de revenus.

Source : Chancel, 2017.

Les classes populaires sont également plus exposées aux risques environnementaux que les ménages les plus riches. Prenons l’exemple de la pollution : alors que les ménages les plus modestes y contribuent le moins, ce sont pourtant ces populations qui y sont le plus exposées. Le risque qu’elles développent des maladies respiratoires chroniques (et potentiellement mortelles) est donc plus élevé : ces populations passent en effet plus de temps que la moyenne dans les transports, leurs logements sont souvent mal ventilés, et à proximité des grands axes routiers dans les zones urbaines. Autre fait notable, “les zones urbaines sensibles sont surreprésentées autour des sites industriels et pétrochimiques”, poursuit Lucas Chancel.
Enfin, les populations les plus pauvres sont moins résilientes aux chocs environnementaux : elles subissent de plein fouet les catastrophes naturelles, inondations, sécheresses et tempêtes, qui les plongent ou les maintiennent dans des situations de pauvreté parfois extrême. Ainsi, les inégalités environnementales creusent davantage les inégalités sociales.

 3. Pourquoi faut-il lutter contre les inégalités ?

La lutte contre les inégalités est une obligation morale. Mais au-delà de la question éthique, combattre les inégalités est aussi bénéfique pour l’économie, la cohésion sociale, la santé de la population, et pour la vie démocratique. Dans son livre, Lucas Chancel constate qu’un niveau extrême d’inégalités nuit au bon fonctionnement de l’économie, puisque les forces productrices des personnes en situation de pauvreté sont sous-utilisées. L’auteur cite également des travaux en économie comportementale, selon lesquels un niveau trop élevé d’inégalités provoque une désincitation à l’effort et réduit la productivité des travailleurs (Cohn et al., 2011 ; Card et al., 2012).
Mais combattre les inégalités pour la croissance n’est pas un argument suffisant, puisque l’objectif de la puissance publique n’est pas tant d’engranger des points de PIB que d’assurer le bien-être de ses citoyens. Or ce bien-être passe par la cohésion sociale, qui peut être renforcée en réduisant les inégalités. La progression des inégalités économiques et sociales n’est pas déconnectée de l’arrivée de nationalistes au pouvoir en Inde, aux Etats-Unis, ou au Royaume-Uni. Pour illustrer son propos, l’auteur d’Insoutenables Inégalités fait référence à la stagnation du revenu minimum aux Etats-Unis, qui a contribué à l’aggravation des clivages socio-identitaires et qui a fait le lit du national-populisme. “Les inégalités cartographiées ne sont pas déconnectées des tragédies politiques et de la transformation de l’offre politique observée dans de nombreuses régions du monde. Les inégalités environnementales aggravent d’ailleurs le phénomène comme en Inde, en Turquie, ou au Brésil…” constate Lucas Chancel.
Enfin, le bien-être de la population passe par sa bonne santé physique et mentale. L’auteur poursuit son argumentation en constatant une corrélation négative entre niveau d’inégalités et bonne santé : les sociétés plus inégalitaires sont ainsi des sociétés où le taux de prévalence des maladies non-transmissibles telles que l’obésité, le diabète, les maladies cardio-vasculaires, et les maladies respiratoires chroniques est plus important. De plus, des chercheurs en sociologie ont montré qu’une société inégalitaire induit un stress de position : les populations en bas de l’échelle sociale souffrent du stress parce que leurs conditions de vie sont difficilement supportables, et les populations en haut de l’échelle sociales en souffrent également parce qu’elles craignent de perdre les avantages liés à leur statut social (Wilkinson et Pickett, 2013).
Enfin, lutter contre les inégalités est nécessaire au bon fonctionnement de notre démocratie. Plus une société est inégalitaire, plus elle est polarisée et radicalisée, et plus il est difficile pour nos institutions représentatives d’arriver à un consensus sur des sujets transpartisans tels que la protection de l’environnement.

 4. Quelles politiques publiques pour réduire les inégalités sociales et environnementales ?

La résolution des problèmes environnementaux, selon les solutions politiques sélectionnées, peut accroître les inégalités sociales. Par exemple, une taxe carbone sans compensation financière pour les ménages en situation de précarité énergétique plongerait davantage ces ménages dans la pauvreté. Inversement, certaines politiques visant à réduire les inégalités socioéconomiques peuvent être source de dégradations environnementales plus importantes. Par exemple, certaines prestations sociales peuvent inciter les individus à adopter des modes de consommation plus prédateurs pour l’environnement, d’autant plus s’ils s’inscrivent dans une logique de rattrapage en adoptant certains comportements surconsommateurs des élites. “On peut résoudre la question environnementale de façon très capitalistique. On peut résoudre la question sociale salement ! “ lance Lucas Chancel lors de notre entretien. Il est donc nécessaire de penser les politiques publiques de lutte contre les inégalités de manière décloisonnée : les ministères chargés des affaires économiques, sociales, et environnementales doivent coordonner leurs actions.
La première piste consiste à renforcer l’Etat social de manière à ce qu’il prenne en compte les risques environnementaux au-delà des risques traditionnellement couverts par la sécurité sociale. “Lorsque le système de protection sociale a été pensé et développé en France aux 19 et 20ème siècles, les risques environnementaux n’ont pas été pris en compte”, observe Lucas Chancel. Or, l’expérience d’autres pays montre que cette intégration est bénéfique pour sensibiliser et encourager les ménages modestes à l’adoption de modes de vie plus durables. La Suède dispose par exemple d’un système de protection sociale où les conseillers sociaux sont formés aux enjeux de transition écologique et sensibilisent les ménages aux modifications de comportements qui leur permettraient de dégager des ressources financières supplémentaires.
La deuxième piste concerne la fiscalité. Pour réduire les inégalités, qu’elles soient sociales ou environnementales, il est indispensable d’améliorer la progressivité de l’impôt. La recherche économique a théoriquement et empiriquement démontré que “l’impôt progressif est un outil efficace pour lutter contre les inégalités sociales et environnementales”, souligne le rapport sur les inégalités mondiales. La mise en place d’une fiscalité écologique progressive s’avère être un outil pertinent pour renforcer la cohérence des politiques sociales et environnementales : une taxe carbone dont le taux serait progressif en fonction des revenus et dont une partie des recettes serait redistribuée aux ménages les plus pauvres pourrait contribuer à casser le cercle vicieux des inégalités sociales et environnementales.
Second levier fiscal : la suppression des subventions aux énergies fossiles, dont le surplus financier économisé serait réalloué à la protection sociale. Prenant l’exemple de l’Indonésie, Lucas Chancel nous explique que l’Etat s’est engagé en 2015 dans une réforme visant à supprimer les subventions aux énergies fossiles (notamment kérosène), qui représentaient 30 à 40% du budget national, et à réallouer les recettes dégagées à la création d’un système de sécurité sociale.
Enfin, la troisième piste consiste à accroître les investissements publics dans des secteurs prioritaires pour donner toutes leurs chances aux jeunes générations. A cet égard, le rapport mondial sur les inégalités souligne que “combattre les inégalités existantes et prévenir leur aggravation nécessite des investissements publics dans l’éducation, la santé, et la protection de l’environnement, mais ceux-ci sont d’autant plus difficiles à réaliser que les Etats des pays riches se sont appauvris et lourdement endettés”. Lors de notre entretien, Lucas Chancel nous précise que dans les pays développés, la richesse privée augmente au détriment de la richesse publique, or c’est pourtant cette dernière qui permet de réaliser les investissements nécessaires à une réduction durable des inégalités. Plusieurs solutions existent pour inverser cette tendance : par exemple, certains Etats ont par le passé bénéficié d’un allègement ou d’une annulation de leur dette pour dégager des financements pour réaliser ces investissements essentiels.

 5. La France prend-elle le chemin de la réduction des inégalités ?

En France, l’accroissement et la concentration des richesses devraient s’accentuer suite à la dernière réforme fiscale du gouvernement d’Edouard Philippe. Selon une étude de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) publiée le 15 janvier 2018, les 5% les plus aisés sont les grands gagnants des mesures fiscales et sociales de la loi de finances pour 2018. Les 5% les plus pauvres devraient ainsi subir la baisse des allocations logement et la hausse de la fiscalité indirecte (énergie, tabac), qui ne seraient que très partiellement compensées par la revalorisation des prestations sociales. L’étude souligne qu’au total, les ménages les plus pauvres verraient leur niveau de vie baisser de 0,6%. Cette baisse représenterait une perte de 60 euros par an et par ménage. Quant aux classes moyennes et aisées, elles connaîtraient une baisse de leur niveau de vie de 0,4 à 0,8%. Enfin, les 5% les plus riches devraient voir leur niveau de vie progresser de 1,6%, soit 1730 euros par ménage. Parmi ceux-ci, ce sont les 280 000 ménages les plus riches de France (top 1%) qui bénéficieront le plus des mesures sociales et fiscales du budget 2018 : leur niveau de vie augmentera de 4,8%, grâce à la suppression de l’ISF et au prélèvement forfaitaire unique de 30% sur le capital, aussi appelé ’flat tax’.

Graphique 3 : Impact des mesures fiscales du budget 2018 par décile de revenus.

Source : OFCE, 2017.

Lors notre entretien, Lucas Chancel nous explique que la ’flat tax’ va par ailleurs générer des comportements d’optimisation fiscale massive, puisque les chefs d’entreprise pourront payer moins d’impôts en choisissant de se rémunérer davantage en dividendes qu’en salaires. Au final, si l’on prend en compte ces comportements, la mise en place de cette taxe devrait coûter de l’ordre de 10 fois plus à l’Etat que ce qui a été estimé dans la loi de finances (1,5 milliards d’euros), d’après le retour d’expérience d’autres pays comme les Etats-Unis (Zucman, 2017).
La bonne nouvelle de cette loi de finances 2018 concerne la fiscalité écologique. Le budget pour cette année prévoit en effet une augmentation de la taxe carbone et un rattrapage de la fiscalité du diesel par rapport à l’essence. Ainsi, la fiscalité écologique génèrerait 3,5 milliards d’euros de recettes pour 2018. La loi de finances prévoit également de généraliser à l’ensemble des départements français l’attribution d’un chèque énergie sous conditions de ressources : d’un montant moyen annuel de 150 euros, il permettra à 4 millions de ménages de contribuer au paiement de leurs dépenses d’énergie ou de certaines dépenses liées à la rénovation énergétique de leur logement.
Si cette mesure va dans le bon sens, les montants du chèque énergie sont extrêmement faibles (au total, 600 millions d’euros) pour compenser la perte de revenus liée à la baisse des allocations logement et la hausse de la fiscalité indirecte (au total, 4 milliards d’euros). Par ailleurs, le gouvernement mène cette réforme dans le cadre d’une fiscalité globalement régressive, où la charge fiscale pèse moins sur les riches (-10 milliards) et davantage sur les classes moyennes et populaires. Dans ces conditions, comment les classes populaires pourraient-elles accepter une hausse de la fiscalité environnementale ? D’après Lucas Chancel, “ce fort sentiment d’injustice peut générer un rejet des politiques environnementales par une grande partie de la population”.

 6. Conclusion : comment (ré)agir pour faire progresser l’Etat social-écologique ?

Si le gouvernement ne prend pas le chemin de la réduction des inégalités, le rôle de la société civile en devient dès lors plus important. Par exemple, le secteur privé a compris l’importance des nudges pour transformer les pratiques. Selon ce concept des sciences du comportement, des suggestions indirectes peuvent, sans forcer, influencer les motivations, les incitations, et la prise de décision des individus, de manière aussi efficace voire plus efficace que la législation. Ce type d’outils pourrait donc être adapté et utilisé pour inciter les ménages à modifier leurs comportements pour atténuer la précarité énergétique et dégager des revenus supplémentaires.
De nombreuses initiatives visant à réduire inégalités sociales et environnementales se développent également au niveau local, portées par des mouvements de solidarité. Par exemple, le mouvement des communs urbains, en défendant les communs (espaces naturels, culturels, etc.), en contestant les accaparements, et en encourageant la participation de tous à la vie de la communauté, vise à favoriser un développement urbain durable et plus intégrateur . Pour Lucas Chancel, il faudrait arrimer cette énergie locale à la boîte à outils traditionnelle de l’Etat social. La société civile doit donc contribuer à la diffusion de ces outils et plaider pour leur reconnaissance au niveau national.
Enfin, la société civile ne doit pas délaisser le cadre international pour autant. Elle doit notamment très rapidement se saisir des Objectifs de développement durable (ODD), adoptés par 193 chefs d’Etat à l’ONU en septembre 2015. Ces objectifs, applicables à tous les pays, fournissent un cadre de gouvernance permettant de promouvoir l’Etat social-écologique. “Les ODD donnent un espoir en ce sens qu’ils donnent un cap et peuvent faire bouger des lignes” selon Lucas Chancel. Il s’agit, dans un délai de quinze ans, de réduire les inégalités, de permettre à tous d’accéder à la protection sociale, à un enseignement de qualité, de réduire les inégalités femmes-hommes, etc. “Mais les conditions pour que les ODD aident véritablement à la transition écologique et sociale sont nombreuses et encore loin d’être remplies”, tempère l’auteur. L’une d’entre elles concerne le suivi et le rapportage sur les ODD. Pour mesurer les progrès réalisés dans la mise en œuvre de ces objectifs, “les Etats se sont dotés de toute une batterie d’indicateurs prenant notamment en compte la réduction des inégalités et la protection de l’environnement”, souligne Lucas Chancel. La société civile doit plaider pour améliorer l’accès aux données pour réaliser ce suivi, et pour permettre aux citoyens et aux acteurs de la société civile organisée d’alimenter ces bases de données. La transparence et la co-construction des bases de données devraient permettre à la société civile de réaliser un classement des bons et mauvais élèves de la réduction des inégalités sociales et environnementales. Ce classement leur fournirait un outil de plaidoyer intéressant pour demander des comptes aux gouvernements sur la réduction des inégalités.

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 Bibliographie

 Facundo Alvaredo et al. (coord.) : Rapport sur les inégalités mondiales 2018 - Synthèse. Laboratoire sur les inégalités mondiales (WID-World). (2018).
 Lucas Chancel : Insoutenables inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Les Petits Matins. (2017).
 Lucas Chancel : Insoutenables inégalités ? Blog de l’IDDRI. Accessible en ligne ici.(2017).
 Lucas Chancel et Tancrède Voituriez : Prendre au sérieux la réduction des inégalités de revenus : un test décisif pour les Objectifs de développement durable, Issue brief 06/15, IDDRI. (2015).
 David Card, Alexandre Mas, Enrico Moretti et Emmanuel Saez : “Inequality at work : The effect of peer salaries on job satisfaction”, The American Economic Review n°102, vol. 6. (2012).
 Alain Cohn, Ernst Fehr, Benedikt Herrmann et al. : Social comparison in the workplace : evidence from a field experiment, Discussion Paper n° 5550, IZA. (2011).
 Eric Heyer, Pierre Madec, Mathieu Plane, et Xavier Timbeau : Evaluation du programme présidentiel pour le quinquennat 2017-2022, Policy brief 25, OFCE Sciences Po Paris. (2017).
 Pierre Madec, Mathieu Plane, et Raul Sampognaro : Budget 2018 : pas d’austérité mais des inégalités, Policy brief 30, OFCE Sciences Po Paris. (2017).
 Oxfam :Partager la richesse avec celles et ceux qui la créent, Oxfam International.
 Richard Wilkinson et Kate Pickett : (2013). Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Les Petits Matins. (2018).
 Gabriel Zucman : “ La ‘flat tax’ est une bombe à retardement pour les finances publiques”, Le Monde. (2017).

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